La transition énergétique : évolution ou ruptures ?
par François Kalaidjian et Guy Maisonnier, le 15 juin 2021
Face à l’ampleur du défi de la lutte contre le changement climatique, l’humanité a décidé de se fixer un objectif commun, à la hauteur du problème : réduire drastiquement et dès le milieu du 21ème siècle ses émissions de gaz à effet de serre, dont principalement le CO2.
Ainsi, de nombreux pays et régions du globe dont l’Europe, la Chine et les États-Unis, responsables à eux trois de plus de 50% des émissions de CO2 du secteur énergétique, ont décidé d’atteindre la neutralité carbone entre 2040 et 2060. Atteindre la neutralité carbone signifie que les émissions résiduelles de CO2 provenant de certains secteurs industriels très difficiles à décarboner doivent à compter de cette date, année après année, être intégralement stockées sous une forme ou sous une autre, dans les sols ou dans des stockages artificiels.
L’Europe s’est par exemple fixé cette cible pour 2050. Alors qu’aujourd’hui elle émet encore 3,3 milliards de tonnes de CO2 (2019), ses émissions futures devront être intégralement compensées par le stockage naturel ou artificiel.
Il ne s’agit plus de diviser par 4 nos émissions mais de les diviser par un facteur 6 à 8.
C’est dire l’ampleur de la tâche. Il ne s’agit plus de diviser par 4 nos émissions mais de les diviser par un facteur 6 à 8. Il s’agit de renforcer les tendances à la baisse pour les pays de l'OCDE et d’inverser la tendance pour la plupart des autres pays dont la Chine.
La baisse des émissions de CO2 nécessaire pour respecter les accords de Paris(1) doit, dans ce cadre, s’inscrire dans une évolution en rupture. Doit-elle pour cela intégrer seulement des changements, des évolutions, ou aller jusqu’à des ruptures et des transformations du système énergétique ?
Des ruptures évoquées, mais plus ou moins marquées
« La transition énergétique ne peut plus se limiter à des efforts d'atténuation ou à des étapes progressives. Elle doit être un effort de transformation, une refonte du système, basé sur la montée en gamme rapide des technologies disponibles tout en innovant pour l'avenir. » Tel est le message du directeur général de l’Irena dans le dernier rapport publié en mars dernier(2). La transition au niveau mondial se résumerait principalement à trois notions liées à la technologie : transformation, accélération et innovation, le tout porté par des politiques adaptées.
Ce message, à portée mondiale, se retrouve dans d’autres scénarios. Ainsi le scénario négaWatt pour la France refuse « de s’en remettre à d’hypothétiques ruptures, souvent prétextes à différer l’action ». Mais négaWatt souligne que « la transition énergétique engage évidemment une transformation économique et sociale de la société »(3).
L’AIE, dans son dernier rapport WEO(4), indique pour sa part que les tâches les plus difficiles pour la transformation du secteur de l'énergie se trouvent en particulier dans les secteurs industriels tels que l'acier et le ciment, dans le transport longue distance, dans l'équilibrage de multiples changements se déroulant en parallèle à travers un système énergétique complexe, et dans l’acceptation du public. Pour atteindre un scénario « net zéro » au niveau mondial, l’AIE souligne que cet objectif « exigerait des changements profonds dans le comportement des consommateurs et pousserait l'innovation technologique et le déploiement à leurs limites ».
La transition énergétique, qui induit une baisse radicale des émissions de CO2, implique à l’évidence une rupture systémique dépassant le seul système énergétique.
Pour revenir à la France, EpE (Association française des Entreprises pour l’Environnement), dans son scénario « ZEN 2050 »(5), indique que « le déploiement massif des technologies existantes permettrait d’atteindre les niveaux de réduction requis sans attendre de ruptures technologiques ». Mais EpE évoque aussi un « changement sans précédent » ou une « révolution sociétale et économique » et souligne que cette transition implique la mise en œuvre de « politiques contraignantes, incitatives et socialement justes ».
Ces différentes références montrent que la transition énergétique, qui induit une baisse radicale des émissions de CO2, implique à l’évidence une rupture systémique dépassant le seul système énergétique.
Une rupture systémique
Il est illusoire d’imaginer pouvoir réduire drastiquement les émissions de CO2 en ne comptant que sur des avancées et des innovations technologiques par ailleurs indispensables. Cet objectif questionne bien sûr notre capacité à faire progresser les performances des technologies énergétiques, mais interroge également notre mix énergétique qui dépend aujourd’hui au niveau mondial à 80% des énergies fossiles, notre rapport à l’énergie et nos modes d’utilisation de l’énergie.
Nos sociétés ont compris qu’infléchir une trajectoire planétaire ne peut se réussir par continuité en améliorant notre système énergétique actuel mais doit nécessairement comporter des ruptures. Ces ruptures sont de différentes natures et doivent chacune concourir à redessiner notre monde en mutation, comme la tectonique des plaques, à doses de failles, de fractures affectant la croûte terrestre, a façonné progressivement notre monde d’aujourd’hui.
Ces ruptures sont à la fois énergétiques - l’intrusion de l’hydrogène dans le débat énergétique en est une belle illustration -, technologiques - avec le déploiement des énergies « nouvelles », des technologies de captage et de stockage de CO2 -, sociales et sociétales par rapport à une sobriété volontaire à valoriser, à une nouvelle organisation du travail, à la création de nouveaux emplois venant se substituer à ceux qui disparaîtront.
Et ces différentes ruptures en créeront de nouvelles qui agiront sur d’autres champs comme celui de la géopolitique, conférant à de nouveaux acteurs un poids comparable à celui acquis par un certain nombre de pays, tels les pays du golfe Persique, suite à l’avènement du pétrole. Le dernier rapport de la CIA(6) souligne ce fait : « le passage aux énergies renouvelables augmentera la concurrence sur certains minéraux, en particulier le cobalt et le lithium pour les batteries et les terres rares pour les aimants des moteurs électriques et des générateurs ».
Elles impliqueront des ruptures industrielles avec la perspective ou l’espoir de relocaliser une partie de nos moyens de production énergétique et industrielle. Enfin, un cadre adapté devra se mettre en place pour réorienter les investissements vers l’économie décarbonée, à l’image de la taxonomie européenne(7), de la fiscalité sur le carbone ou du mécanisme envisagé d'ajustement carbone à la frontière(8) pour éviter les fuites de carbone liées à l’exportation des moyens de production industriels. Des solutions souvent délicates à mettre en œuvre.
Une rupture nécessairement incrémentale du fait des actifs historiques
Au-delà de la simple formule de style, la notion de rupture incrémentale est à intégrer par l’ensemble des acteurs susceptibles de porter la transition énergétique : citoyens mais aussi industriels, financiers et institutionnels. Elle résulte du coût de remplacement des infrastructures et des actifs existants tels les réseaux de transport et de distribution d’énergies, la rénovation des logements existants, le parc automobile ou le parc de centrales thermiques.
Au niveau mondial, le parc automobile comprend de l’ordre d’un milliard de véhicules que l’on ne pourra renouveler intégralement que dans des dizaines d’années. La montée en puissance indispensable des ventes de véhicules moins polluants à la fabrication et à l’usage, n’aura un impact significatif que dans 10 ans au mieux.
À titre d’illustration, Bloomberg(9) anticipe que la part des ventes de véhicules électriques atteindra au niveau mondial près de 30% en 2030 et près de 60% en 2040. Pourtant, la part des véhicules électriques dans le parc automobile existant ne représenterait que 8% en 2030 et 30% en 2040. Le renouvellement du parc existant prend du temps comme le déploiement des infrastructures nouvelles de distribution (bornes électriques, réseau hydrogène…).
On pourrait faire le même constat pour la production mondiale d’électricité qui repose encore à 37% sur des centrales au charbon, centrales les plus émettrices de CO2. Mais, bonne nouvelle, la réduction est amorcée et ce pourcentage pourrait chuter grâce à la montée en puissance des énergies renouvelables et, dans une moindre mesure, du nucléaire, d’après l’AIE(10). Dans l’Union européenne, alors que la part du charbon était encore de 18% en 2019, elle devrait fortement reculer au cours des prochaines années.
La rupture systémique est donc bien en marche au niveau mondial, mais elle prend du temps et ses impacts ne sont que progressifs. Une marche forcée, du type « quoiqu’il en coûte », n’est probablement pas supportable pour la société qui risquerait de rejeter toute idée de transformation à terme. D’où la nécessité d’adopter une démarche par étapes en privilégiant dans un premier temps une rupture incrémentale permettant d’amortir au mieux les investissements d’infrastructure déjà engagés.
Changer de braquet… et franchir les obstacles
Le changement climatique est susceptible de conduire à un bouleversement radical de l’état d’équilibre de notre système. Les mesures retenues ont pour objectif de calmer le jeu et de limiter l’amplitude des perturbations qui commencent à se manifester : feux gigantesques, disparition d’espèces, fonte des glaciers, du permafrost et désordres de toutes natures y compris sanitaires… L’objectif de la neutralité carbone proposé par un nombre croissant d’États est le résultat de cette prise de conscience exacerbée sous la pression des faits.
Certains pensent que la décroissance économique et démographique est la seule voie possible pour résoudre ce défi immense. Pour éviter ce qui ressemble à une impasse sociétale, d’autres proposent des scénarios permettant de concilier croissance économique et démographique et neutralité carbone. Il s’agit de découpler non pas croissance économique et consommation d’énergie, mais croissance économique et intensité carbone de l’économie.
Les contours en sont connus : sobriété, efficacité énergétique et montée en puissance des énergies renouvelables. Ce triptyque désormais largement partagé, avec des modalités d’application variées, se retrouve par exemple dans le scénario « Net Zero Emissions by 2050 » de l’AIE. Ce scénario a ainsi pour objectif de limiter, avec une probabilité de 50 %, l'élévation de la température à 1,5 °C en limitant cependant un recours massif aux émissions négatives nettes à l'échelle mondiale.
On pourrait se dire qu’il suffit, par des mesures politiques adaptées(11), d’augmenter et d’orienter les investissements mais aussi les comportements. Mais le « y a qu'à, faut qu'on » se heurte à des réalités qui s’ajoutent à la seule inertie des systèmes énergétiques. Avant d’aboutir à un nouveau système, il est aussi nécessaire de franchir les obstacles. Et ils sont nombreux.
En premier lieu, les solutions alternatives sont le plus souvent plus coûteuses. Cette contrainte peut être en partie levée en combinant recherche fondamentale et appliquée et soutien des États à l’industrialisation. C’est ce que l’on a déjà observé pour le secteur électrique, avec comme résultat la baisse drastique des coûts au niveau de la production, pour le solaire ou l’éolien, même si un bilan économique complet reste à faire pour un système à forte pénétration d’EnR intermittentes(12).
Notre société doit accepter que le temps de l’urgence n’est pas synonyme de précipitation.
Dans d’autres secteurs, des signes encourageants de baisse des coûts sont aussi déjà visibles pour les véhicules électriques et sont espérés à terme pour les solutions hydrogène ou les solutions biosourcées. Comme pour la transformation du système énergétique, il faut du temps pour réduire les coûts et faire de ces solutions nouvelles des solutions acceptables socialement.
Il faudra aussi du temps pour réussir les mutations et reconversions professionnelles entre destructions d’emplois et nouvelles opportunités. Il faudra aussi du temps pour reconstruire un outil industriel adapté à l’image du temps qu’il a fallu pour construire le groupe Airbus issu en partie des innovations faites pour le Concorde. Il faudra aussi du temps pour conquérir une « indépendance stratégique dans les secteurs d'activités d’importance vitale(13) » en lien avec le secteur énergétique.
L’humanité se trouve dans le temps de l’urgence face au changement climatique. Grâce à la prise de conscience « onusienne », grâce à l’impatience d’une partie de la population, la transition écologique est en marche. Si l’on a perdu à l’évidence du temps(14), ce mouvement s’accélère. Mais une mise en œuvre complète doit malgré tout se penser dans la durée. Notre société doit accepter que le temps de l’urgence n’est pas synonyme de précipitation.
Penser la complexité et avancer
Les systèmes énergétiques futurs auront peu à voir avec ceux existant aujourd’hui. Ils intègreront plus d’électricité, de l’hydrogène, deux vecteurs qui seront produits par des solutions non carbonées ou décarbonées. Les sources d’énergie et les produits biosourcés occuperont une part croissante. Les véhicules électriques, éventuellement autonomes pour certains, occuperont une place de choix aux côtés peut être de véhicules « hydrogène » et de véhicules thermiques à base de biocarburants. Des systèmes de gestion de la production, du transport d’énergie et de la demande permettront de réduire les pertes. La sobriété, l’efficacité énergétique comme le recyclage seront intégrés dans nos modes de vie.
Les mesures adoptées et prévues nous conduisent pour le moment à une hausse de la température de 2,7 °C d’ici 2100 d’après l’AIE.
Ces choix imposent de vraies ruptures de natures réglementaires, fiscales, technologiques, systémiques, industrielles mais aussi sociétales. Les conséquences des choix retenus sont à analyser avec finesse en termes d’empreinte environnementale (eau, matières premières, pollution locale…(15)), sociétale (nuisances diverses), et géopolitique (souveraineté technologique, dépendance aux matières premières...(16)). C’est à ce prix que des trajectoires durables pourront être établies.
Les mesures adoptées et prévues nous conduisent pour le moment à une hausse de la température de 2,7 °C d’ici 2100 d’après l’AIE. C’est un premier pas qui confirme que des actions sont en cours. Mais cela reste bien sûr insuffisant pour respecter la limite de 2 °C, voire de 1,5 ° C, telle que définie dans l’accord de Paris. Il convient d’aller plus loin et plus rapidement. Cela nécessitera un soutien résolu et dans la durée aux acteurs de la recherche, créateurs d’innovation pour accélérer la mise sur le marché des technologies à la fois les plus performantes et les plus acceptables.
« Ne vous inquiétez pas d'avancer lentement ; inquiétez-vous seulement si vous êtes arrêté », dit un proverbe chinois. Ce n’est pas suffisant pour certains qui poussent avec raison à aller plus vite. Mais nous sommes sur la bonne voie.
Sources / Notes
- L’objectif prévu dans l’accord de Paris vise à maintenir la hausse de la température mondiale bien en deçà de 2 ºC, tout en poursuivant les efforts visant à limiter l’élévation à 1,5 ºC par rapport aux niveaux préindustriels.
- World Energy Transitions Outlook: 1.5°C Pathway (Preview), Irena 2021.
- Scénario négaWatt 2022 – Méthodologie et nouveautés - mars 2021 ; Scénario négaWatt : Hypothèses et méthode - 2012
- World Energy Outlook 2020, AIE, 2020.
- ZEN 2050 – Imaginer et construire une France neutre en carbone, EPE 2019.
- Global Trends 2040, CIA, mars 2021.
- La taxonomie européenne vise à orienter les investissements vers des projets en phase avec la transition vers une économie sobre en carbone, résiliente et économe en ressources.
- Le mécanisme d'ajustement carbone à la frontière a vocation à établir une forme d’équité entre les entreprises européennes et les entreprises exportant de pays hors UE n’ayant pas la même ambition climatique, bénéficiant de ce fait d’un avantage compétitif indu.
- Electric Vehicle Outlook 2020, BloombergNEF.
- World Energy Outlook 2020, AIE, 2020.
- Le rapport « Green Budgeting : proposition de méthode pour une budgétisation environnementale » (septembre 2019, CGEDD, IG) estime que le montant des dépenses au moins une fois favorables à l’environnement en 2019 est d’un niveau comparable à celui des recettes environnementales qui s’élevaient à environ 35 milliards d'euros en 2017.
- L’étude en cours de RTE et de l’AIE apportera des éclaircissements à ce sujet. « Conditions et prérequis en matière de faisabilité technique pour un système électrique avec une forte proportion d’énergies renouvelables à l’horizon 2050 » publication complète prévue à l’automne 2021.
- Voir la conférence organisée par la Fondation pour la recherche stratégique sur ce sujet.
- Le premier rapport d'évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a été rédigé en 1990.
- Les études ACV d'IFPEN quantifient ces effets.
- Voir l’étude de l’AIE « The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions » d’avril 2021 ou les études d'IFPEN.
URL de l'article:
https://www.connaissancedesenergies.org/tribune-actualite-energies/la-transition-energetique-evolution-ou-ruptures