Barrages sur le Mékong
par Élisabeth Martens, le 4 mars 2021
Pékin est à nouveau sur la sellette: "La baisse du niveau du Mékong exaspère les pays en aval de la Chine", lit-on sur le Net. Au début de cette année 2021, plusieurs billets alarmistes ont été postés sur la toile quant à la baisse du niveau du Mékong : son assèchement menace les pays du sud-est asiatique, le Laos, la Thaïlande, la Birmanie, le Cambodge, le Vietnam. Plus de 60 millions de personnes sont directement concernées par de récentes sécheresses. Les 11 grands barrages construits en amont sur territoire chinois sont pointés du doigt.
Le Mékong
Le Mékong est source d’eau potable, il est indispensable pour l’irrigation, il représente un gigantesque potentiel énergétique et un énorme réservoir de biodiversité et de ressources halieutiques (exploitation et gestion de la pêche, aquaculture) et il est une importante voie commerçante pour les cinq pays du sud-est asiatique traversés par le fleuve, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Long de 4 800 km, le Mékong est appelé de diverses façons selon les pays traversés, mais son nom générique est une contraction de celui que lui donnent les Thaïlandais : « Mae Nam Khong », qui peut se traduire par « Mère de toutes les eaux ». Cela reflète à quel point il constitue une ressource importante pour les pays qu’il draine. Il est considéré comme « le bol de riz » de la région cette région, car plus de deux millions de personnes dépendent directement de ses crues : « Les Vietnamiens et les [Cambodgiens] du bas Mékong ont développé des systèmes agricoles [et des systèmes de pêche fluviale] qui sont étroitement adaptés à la montée et à la chute du fleuve », explique David Brown, un ancien diplomate américain basé au Vietnam, à Nikkei Asia.1
Le fleuve « Mère de toutes les eaux » commence son long périple sur le haut plateau tibétain, dans la province chinoise du Qinghai et, plus précisément, dans la région de « Sanjiangyuan », ou du « jardin des trois fleuves », un jardin où se mêlent les sources des trois fleuves majeurs de la Chine: le Fleuve jaune, le Yangzi et le Mékong. Dans sa portion chinoise, le Mékong est appelé le « Lancang jiang », le « fleuve turbulent ». Traversant les contreforts orientaux de l'Himalaya en Région autonome du Tibet, il y déploie toute sa puissance. Puis il gambade avec allégresse dans la province du Yunnan pour se diriger plus tranquillement vers les pays du sud-est asiatique: Birmanie, Laos, Thaïlande, Cambodge. Finalement, son imposant delta s'étale en mer de Chine méridionale, au Vietnam.
En Chine, il coule sur une longueur de 2 130 km, la superficie de son bassin versant y est d’environ 174 000 km². À cause de sa morphologie et du relief abrupt le long de ses rives, le Lancang jiang est peu navigable. Cependant, la portion chinoise du fleuve est propice au développement hydroélectrique, et la Chine n'a pas hésité à exploiter un tel potentiel d'énergie renouvelable.
Écologie, environnement, biodiversité du Mékong
Les régions traversées par le Mékong, depuis sa source jusqu'à son embouchure, fascinent par la richesse de leur faune et de leur flore. Entre 1997 et 2014, les scientifiques ont décrit plus de 2 200 nouvelles espèces évoluant dans les jungles, les rivières et les zones urbaines du Grand Mékong. « Elles viennent s'ajouter aux espèces rares qui y ont trouvé refuge, comme les gibbons noirs, les tigres ou les saolas, cet élégant bovidé dont on dit qu'ils représentent la plus remarquable découverte de grands mammifères de ces 70 dernières années. »1 Ce territoire est un des plus riches en biodiversité de la planète.
Près de 1 100 espèces de poissons vivent dans les eaux du Mékong, ainsi que les derniers dauphins de l’Irrawaddy. « Le fleuve Mékong abrite la plus grande biodiversité aquatique après l'Amazone », explique Nick Cox, directeur de WWF Mékong. La grande majorité des poissons qu’il abrite sont des espèces migratrices et certaines d’entre elles ont un grand potentiel économique pour l’aquaculture, cependant la multiplication des barrages est un des facteurs qui modifient les cycles de vie et de migration de ces espèces.
Dans un cours d’eau, chaque espèce a son rôle à jouer. La construction d'un barrage interrompt ce continuum fluvial et provoque le déséquilibre des écosystèmes. La perturbation la plus connue est celle de la migration des poissons car les dispositifs mis en place (échelles, ascenseurs ou passes à poissons), malgré leur efficacité, ne sont pas toujours suffisants.
Le flux continu du fleuve et de ses affluents permet aussi le transport de minéraux et d'éléments organiques qui rendent fertiles les terres situées en aval et permettent d’avoir des eaux de bonne qualité. Les barrages empêchent l'écoulement naturel et les sédiments s'accumulent contre leur paroi. Un dépôt de sédiments se forme à leur base, constituant un réel danger, en cas de secousses sismiques par exemple, de par leur masse importante (comme c'est le cas actuellement dans le gigantesque barrage des Trois-Gorges). Ce dépôt provoque aussi un déséquilibre de l'écosystème en favorisant les invasions biologiques, notamment la prolifération d'algues sur les eaux retenues. Cette pollution est souvent accélérée par l'industrialisation des alentours du barrage.
Les inconvénients majeurs des barrages sur le Mékong sont liés au « Programme de coopération économique de la sous-région du Grand Mékong » (GMS) lancé en 1992 avec l’aide de la Banque asiatique de Développement (BAD). Il réunit le Cambodge, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande, le Vietnam, et la Chine qui est représentée par les deux provinces du Yunnan et du Guangxi. Il vise à favoriser la coopération économique mutuellement avantageuse entre les membres, pour accélérer le développement de la région du Mékong.
Cependant, force est de constater après quasi 30 ans de coopération, que la production hydroélectrique à grande échelle, le développement rapide et mal planifié d'infrastructures répondant à une exigence de développement économique malmènent le système fluvial. C'est pourquoi la région du Grand Mékong fait l'objet d'une activité associative importante. Les thématiques développées par ces associations de protection du Mékong sont multiples : défense de l'intégrité des écosystèmes, faune et flore ; préservation des modes de vie traditionnels ; défense des ressources vivrières des communautés locales ; gestion du risque inondation ; développement de la participation du public aux activités politiques ; etc. Dans la mesure où elles rejoignent les objectifs du développement socio-économique, ces différentes dimensions apparaissent souvent simultanément dans les discours des défenseurs du Mékong.2
La commission du fleuve Mékong (MRC)
On en viendrait à oublier que les barrages hydroélectriques présentent aussi de nombreux avantages, tant d’un point de vue écologique qu’économique. Le premier, et surtout le principal avantage de l'utilisation de l'énergie hydraulique dans la production d'électricité est le fait que cette énergie est renouvelable. A l’instar de l’énergie solaire ou éolienne, la production d'électricité à partir de l'énergie hydraulique n’épuise pas la ressource qu'elle exploite. Mais contrairement à l'énergie éolienne ou à l'énergie solaire, il est possible de la stocker (réserve d'eau) et de produire de l'électricité quand il y a besoin, par simple commande de l'ouverture des vannes.
Un autre avantage des barrages est qu'ils permettent d'approvisionner en eau douce les villes, d'éviter les inondations pendant les crues importantes et d'irriguer les cultures pendant les périodes de sécheresse. Par exemple, la construction du barrage des Trois Gorges sur le Yangzé a permis via des canaux, l’irrigation de plus de 600 000 hectares de terres cultivées dans des provinces chinoises soumises à une sécheresse persistante. De même, la construction de barrages en amont sur le Mékong (sur la portion chinoise du fleuve) permet de réguler le débit et l’approvisionnement en eau aux pays situés en aval.1
Cependant la multiplication des barrages hydroélectriques sur le Mékong a entraîné des tensions entre les 6 pays traversés par le fleuve qui ont longtemps rendu impossible une coopération efficace autour de l’utilisation du fleuve. Ce fut particulièrement le cas pendant la période qui a suivi la guerre du Vietnam quand le gouvernement thaïlandais, soutenu par les États-Unis, s’opposait aux nouveaux gouvernements communistes des pays de la région. Il a fallu attendre la constitution de la « Mékong River Commission » (MRC) pour que naisse un système de gestion partagée des ressources du fleuve.
La Commission du Mékong (MRC) est une organisation intergouvernementale pour le dialogue et la coopération régionale dans le bassin inférieur du Mékong. Elle a été créée en 1995 suite à « l'Accord du Mékong » signé par le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et le Vietnam. La MRC sert de plate-forme régionale pour une « gestion diplomatique de l'eau », ainsi que de centre de connaissances sur la gestion des ressources pour un développement durable de la région.2 Elle est en quelque sorte une réaction aux différents programmes de coopération économique de la sous-région du Grand Mékong (GMS) né à la suite du GMS de 19923 et qui avaient tous un objectif économique sans lien direct avec les écosystèmes fluviaux ni avec les modes de vie des populations locales.
Depuis la mise en route de la MRC, tout projet hydroélectrique sur le cours du Mékong et de ses affluents doit faire l'objet de « Procédures de Notification, de Consultation et d’Accord préalables » (PNPCA). La MRC impose ce processus de consultation préalable qui vise à l’obtention d’un consensus entre pays membres sur l'utilisation de l'eau du Mékong. Par exemple, le PNPCA stipule que tout projet d'infrastructure utilisant l'eau du courant principal pendant la saison sèche dans un même bassin, ainsi que pendant la saison humide entre deux bassins, doit être soumis au processus de consultation préalable, ceci afin de protéger au mieux les niveaux du fleuve pendant la saison des pluies et pendant la sèche.
Les projets examinés par la MRC comprennent l'irrigation à grande échelle et le développement hydroélectrique qui peuvent avoir des impacts significatifs sur l'environnement, le débit et la qualité de l'eau du Mékong. Le comité de la MRC étudie les aspects techniques des projets, évalue les impacts transfrontaliers sur l'environnement et les moyens de subsistance des communautés riveraines, et il propose des mesures pour répondre à ces préoccupations. Puis le MRC vise à parvenir à un accord sur l'utilisation proposée et à émettre une décision qui contient des conditions convenues.
Ni la Chine ni la Birmanie ne font partie de la MRC. La Chine dispose toutefois d’un statut d'observateur auprès de celle-ci. Est-ce un choix stratégique de sa part ? La Chine est en effet peu encline à participer à un système de gestion international du fleuve, surtout quand certains des pays concernés ont contractés des alliances avec les États-Unis, comme c'est le cas de la Thaïlande. Pékin privilégie les relations bilatérales avec les pays situés en aval sur le fleuve, notamment à travers des aides financières et techniques à la construction de barrages visant la diminution des risques d’inondation, le développement du potentiel agricole, la navigation commerciale et la production d’énergie renouvelable.
En 2014, la Chine a proposé une sorte d'alternative à la MRC et a mis en place la « Lancang-Mékong Coopération ». Celle-ci réunit les membres du MRC auxquels se sont ajoutés la Birmanie et la Chine, soit finalement tous les pays concernés par les eaux du Mékong. Un plan quinquennal (2018-2022) a été proposé pour partager la gestion des eaux du fleuve et pour atténuer la pauvreté dans les pays qu'il traverse.1
Barrages et nouveaux projets hydroélectriques sur le Mékong
Comme le montre cette carte, la plupart des barrages et des projets hydrauliques sur le Mékong concernent le Laos. Jusqu'à présent, sur les 49 projets sur les affluents du Mékong soumis au processus de notification dans le cadre de la RMC, 30 projets appartiennent au Laos, 14 au Vietnam, deux à la Thaïlande et trois projets au Cambodge. Neuf projets sur le Mékong même ont été proposés par le Laos qui va entreprendre le processus de consultation préalable de la MRC pour la mise en oeuvre de son 6ème barrage, celui de Sanakham.
Le Laos compte fermement sur l'énergie hydroélectrique pour se développer. Il ambitionne d'exporter quelque 20.000 mégawatts d'électricité vers ses voisins d'ici à 2030.2 Sanakham est le sixième d’une série de neuf barrages prévus sur la partie laotienne du Mékong, dont deux ont déjà été mis en service en 2020, au grand dam des organisations environnementales. Le barrage de Sanakham fonctionnera en continu toute l'année et produira 684 mégawatts d'électricité.3 D'un coût évalué à 1,92 milliard d’euros, il sera exploité par le géant étatique chinois China Datang Corporation. La construction du projet a commencé en 2020 et devrait se terminer en 2028, année où les opérations commerciales devraient débuter.
L'objectif est d'exporter de l'électricité vers la Thaïlande, pourtant celle-ci s’oppose à la construction de ce nouveau barrage géant.4 Le « royaume a un excédent massif d'électricité et n'en a donc pas besoin pour assurer sa sécurité énergétique », déplore Pianporn Deetes de l'ONG International Rivers.5 Il devrait pourtant savoir qu'il ne s'agit pas d'électricité « verte » dont dispose « massivement » la Thaïlande. En 2019, 82,8 % de l'électricité de la Thaïlande était produit par des énergies fossiles (gaz naturel : 64,6 %, charbon et lignite : 18,1 %, pétrole : 0,1 %) et 17,2 % par des énergies renouvelables. Seulement 3,3% de ces dernières sont de l'hydroélectricité.
Aujourd’hui, la question hydroélectrique crispe les relations entre membres du MRC. La coopération est difficile en partie en raison du poids de l’histoire et des trajectoires politiques des pays concernés. Le Laos et le Vietnam sont dirigés par un Parti communiste soumis à des luttes internes, le Cambodge, sous une apparence démocratique, reste gouverné par un régime autoritaire et la Thaïlande est en proie à une instabilité politique avec une remise en question de la monarchie (mort du roi Bhumibol Adulyadej en 2016) et jouit d'un appui indéfectible des États-Unis.
Dans ce contexte régional tendu, il n’est pas surprenant de voir le Laos jouer son propre jeu. D’une part, la politique du Laos, petit État enclavé, consiste à maintenir un équilibre entre les puissances voisines. L’idée est de défendre ses intérêts en mettant en concurrences les investisseurs potentiels (étatiques et/ou privées) que sont la Chine, la Thaïlande ou le Vietnam. D’autre part, en favorisant les investissements massifs dans le secteur hydroélectrique, le Laos table à terme sur l’accroissement des exportations et des redevances, mais aussi sur le raffermissement de son rôle de fournisseur régional incontournable à travers des accords bilatéraux et le projet d’interconnexion des réseaux électriques entre les pays de l’ASEAN (Association des nations de l'Asie du Sud-Est).6
L'ASEAN est une organisation politique, économique et culturelle fondée en 1967 à Bangkok dans le contexte de la Guerre froide. Le but revendiqué de l'ASEAN était de contenir la montée du communisme en Asie. Les pays membres se caractérisaient par leurs pratiques répressives visant les mouvements communistes sur leur territoire et par leur soutien indéfectible aux États-Unis.7 Aujourd'hui, l'ASEAN s'est élargi et rassemble dix pays : Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam, ce qui concerne 652 millions de personnes.
Les intérêts de la Chine
A ce jour, la Chine a construit 6 barrages sur son territoire, tous situés dans la province du Yunnan (voir tableau ci-dessous8).
Le Yunnan est une province pauvre du sud-ouest de la Chine qui surplombe le Laos. Un tiers de sa population appartient aux "xiaoshu mingzu"9. Mais elle possède un atout majeur que le gouvernement central a décidé d'exploiter: l'or bleu. En effet, le potentiel hydroélectrique de la province est globalement estimé à 103 640 MW, ce qui représente environ 15% des réserves nationales.10 Ce potentiel ne provient pas que du Mékong, mais aussi de la Salouen (ou Nüjiang) et du Yangzi.
Le potentiel hydroélectrique de la portion chinoise du Mékong (le Lacang jiang) est estimé à 36 560 MW ; plus de 80 % de ce potentiel se trouve dans la province du Yunnan. Selon certains experts, une fois achevée la construction de l’ensemble des barrages projetés sur le Lacang jiang, ces derniers pourraient potentiellement répondre à environ 20 % de la consommation électrique de toute la Chine, ce qui est absolument énorme.11 L'exploitation de l'or bleu se trouve donc au cœur de la stratégie du développement socio-économique de la région. La portion chinoise du Mékong subit une métamorphose par des installations hydroélectriques géantes auxquelles se lient diverses activités industrielles.
L'aménagement hydraulique massif dans le Yunnan a un double objectif : il devrait non seulement satisfaire les besoins en électricité de la province, mais aussi fournir de l’énergie aux régions voisines, que ce soit en Chine ou à l’étranger. Cela est illustré par deux slogans officiels : « 西电东送 » (xidian dongsong) – « acheminer l’électricité de l’Ouest pour alimenter l’Est » et « 云电外送 » (yundian waisong) – « acheminer l’électricité du Yunnan à l’étranger ».12
D'une part, l'électricité fournie actuellement par les barrages du Yunnan alimente les industries et les foyers de la province du Guangdong, une province côtière au sud-est de la Chine devenue l’un des principaux moteurs de l’économie du pays grâce à la création en 1978 sur son territoire de trois zones économiques spéciales bénéficiant de privilèges fiscaux et douaniers : Shenzhen, Zhuhai et Shantou.
D'autre part, le Yunnan exporte de l’électricité vers la Birmanie depuis 1995, vers le Laos depuis 2002, et vers la Thaïlande et le Vietnam depuis 2004. Le principal consommateur d’hydroélectricité chinoise dans la région est la Thaïlande, qui reçoit annuellement 1 500 MW, fournis par le barrage de Jinghong.
Les installations hydroélectriques du Yunnan sont donc de plus en plus intégrées dans la logique du commerce international et régional d’énergie, elles font partie d’un système socio-économique complexe et à multi-niveaux. La construction des barrages sur le Mékong représente un enjeu commercial pour la Chine, car ils améliorent la navigabilité fluviale et font du fleuve une artère de transport entre les six pays riverains.13 Le Yunnan représente un carrefour commercial qui assure le lien entre les industries chinoises et les consommateurs des pays d’Asie du Sud-Est.
Or la Chine prévoit d’accélérer sa transition énergétique et d'augmenter la part d’énergies renouvelables, dont l'énergie hydroélectrique. Le 13ème plan quinquennal lancé par le gouvernement chinois (2016-2020) a défini les énergies renouvelables comme une industrie stratégique, elles seront au cœur du prochain plan quinquennal.
Lors de sa visite dans le sud du Yunnan en janvier 2020, le président Xi Jinping a insisté sur l'importance de l'ouverture économique du Yunnan et le renforcement de ses liens avec les pays voisins. Il a déclaré : « Le Yunnan devrait jouer un rôle plus proactif au service de la grande stratégie de développement du pays et mieux s'intégrer dans le plan. Il devrait accélérer la construction de corridors économiques avec les pays voisins qui s'ouvrent davantage. »14
Le Yunnan est la principale porte d'entrée de la Chine en Asie du Sud et du Sud-Est. En 2018, le volume des échanges entre le Yunnan et les pays de l'ASEAN (Association des nations de l'Asie du Sud-Est) représentait 46,1 % du total du commerce extérieur de la province (197,3 milliards de yuans, soit environ 29,22 milliards de dollars américains), selon les données officielles de la province. Les principaux partenaires commerciaux du Yunnan sont la Birmanie, le Vietnam, le Laos et la Thaïlande, pays desservis par le Mékong et pays membres de l'ASEAN.
Le 37ème sommet de l'ASEAN s’est ouvert à Hanoï le 12 novembre 2020 dans l’indifférence générale mais il s’est achevé, trois jours plus tard, par un coup d’éclat : la signature d'un partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP) avec l’Australie, la Chine, la Corée du Sud, le Japon et la Nouvelle-Zélande. Ce sont au total quinze pays d'Asie et du Pacifique qui ont signé cet accord commercial, le plus important du monde, qui vise à créer une gigantesque zone de libre-échange. Avec le RCEP qui représente 30% du PIB mondial et concerne plus de 2 milliards d'habitants (plus du quart de la population mondiale), la Chine, à l'origine du projet, a réussi un coup de maître. Si on ajoute à cela l'impact de la BRI (Belt and Road Initiative), également une initiative de Pékin qui a conclu des alliances avec 68 pays différents, on comprend que la Maison blanche voit rouge et que l'Europe parle à nouveau du « péril jaune ».
La Chine, moteur de l'Asie, est montrée du doigt
Alors qu'à Washington, le tandem Biden-Harris vient à peine de remplacer l'ineffable Trump, l'accord historique du RCEP donne au monde l’image d’une Chine novatrice, d'une Asie dynamique, un groupe asiatique qui sait s’entendre malgré ses divergences politiques et stratégiques. Dès lors que la Chine mène la danse, la guerre froide qui oppose les deux puissances mondiales s'envenime. Faisant feu de tout bois, le gouvernement américain se saisit de la moindre opportunité pour discréditer Pékin : on y parle du « Covid chinois », du « plus gros pollueur du monde », de la « main mise sur les terres rares », de la « volonté colonisatrice » avec le Tibet, le Xinjiang, la Mongolie, de la « répression » du peuple Ouïghour, de « l'arrogance numérique » de la Chine, etc.
Dans le bras de fer opposant les États-Unis et la Chine, l’Asie du Sud-Est est prise en otage : « Nous sommes désormais un champ de bataille », déplore Renato de Castro, chercheur à l’Albert Del Rosario Institute for Strategic and International Relations aux Philippines, « et cela risque de durer longtemps », ajoute-t-il dépité.16 La Région du Grand Mékong est directement visée avec des enjeux sur la gestion des eaux du fleuve.
Sans surprise donc, économistes, environnementalistes, écologistes et autres scientifiques occidentaux accusent les barrages du Yunnan de provoquer des sécheresses dans le bas Mékong : « la Chine contrôle actuellement les eaux du fleuve en amont du bassin du Mékong et ainsi détient un pouvoir économique et politique fort. La construction de onze barrages sur le cours supérieur du Mékong se fait aux détriments des pays en aval. La Chine contrôle 70 % de l'eau en aval pendant la saison sèche », annonce-t-on sur Wikipédia.17
Quant au « Journal de Montréal », il titrait en juin 2020 : « La Chine, accusée d'avoir exacerbé la sécheresse du Mékong, est appelée à plus de transparence ». L'article poursuit en expliquant que « les États-Unis, qui essaient tant bien que mal de tenir tête à l’influence croissante de la Chine en Asie du Sud-Est, considèrent que Beijing a pris le contrôle du Mékong. L’année dernière à Bangkok, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo avait imputé la sécheresse à 'la décision de la Chine de couper l’eau en amont' ».18
En février 2021, le site français thailande-fr note qu'une « grave sécheresse en 2019 a mise à nu l’impact des barrages en Chine et dans d’autres pays du Mékong comme le Laos sur les communautés fluviales », puis il parle de « tension entre Pékin et les communautés du bassin du Mékong, déclenchée par la construction par la Chine de 11 grands barrages dans son tronçon en amont du fleuve. »19
En décembre 2020, le programme pour l'Asie du Sud-Est du Stimson Center basé aux États-Unis affirme que le Laos et la Chine ont accaparé l’eau du Mékong. « Nous avons constaté des impacts négatifs importants sur le fleuve et des questions sur sa durabilité à long terme », a déclaré Bradley Murg, chercheur à l’Institut cambodgien pour la coopération et la paix. Murg arguait que « le petit État à parti unique sera enrichi par une série de barrages générant de l’énergie hydroélectrique, de la Chine au nord au Cambodge au sud, ce qui en fera la 'batterie de l’Asie', pour ajouter: 'la Chine est l’État en amont et a donc le contrôle'. »20
Nombre d'articles traitant du sujet sont à l'avenant, mais d'où viennent ces soudaines accusations qui fusent à propos des barrages chinois ? Sont-elles fondées ? Pour répondre, on peut se tourner vers les auteurs de ces articles. Un exemple : Bradley Murg qui parle des « impacts négatifs importants sur le fleuve » , travaille régulièrement comme consultant et conseiller auprès de la Banque asiatique de développement sur les questions de développement en Asie de l'Est. Bardé de diplômes, il enseigne les sciences politiques et s'est spécialisé dans les études asiatiques. Mais il est aussi, et peut-être surtout, membre de la célèbre « Victims of Communism Memorial Foundation ».
La « Victims of Communism Memorial Foundation » (VOC) est une association américaine anti-communiste. Dans son dernier rapport annuel (2019), on rappelle que la fondation a pour vision « un monde d’où le communisme est absent » et pour mission « d’éduquer les générations montantes sur l’idéologie, l’histoire et l’héritage du communisme ». L’association, qui n’est pas sans moyens (12 millions US$ en revenus), tient à jour le nombre de victimes du communisme. Un comble : estimant que le gouvernement chinois est seul responsable de la pandémie du COVID-19, elle ajoute toutes les victimes du virus à son bilan du communisme. Cette fondation est aujourd'hui proactive dans le « China bashing » qui submerge le monde occidental. Par exemple, elle organise des programmes d'études pour « Voice of America », le service de diffusion internationale par radio et télévision du gouvernement américain dont la mission est aussi de « libérer le monde libre des faux espoirs du communisme ».
Le 23 février 2021, Bradley Murg fut invité à participer à un webinar organisé par la « Victims of Communism » pour « Voice of America ». Le webinar est intitulé: « Le communisme : son idéologie, son histoire et son héritage ». Murg devait y donner son point de vue sur l'ancien régime communiste des Khmers rouges et son impact dévastateur sur le Cambodge d'aujourd'hui.21 Avec un tel profil, Bradley Murg ne pouvait que « constater des impacts négatifs importants » sur le Mékong et en rejeter la faute sur la Chine et ses barrages. Il est intéressant d'éplucher avec minutie chacun des articles publiés sur le sujet en se demandant qui en est l'auteur, pour quel périodique il travaille, et dans quel méga-groupe médiatique se situe le périodique (ou le site, blog, etc.). On constate rapidement que ce rush fait partie d'une volonté de dénigrement de la Chine partagée par la majorité des médias occidentaux.
L'assèchement du Mékong n'est-il dû qu'aux barrages chinois ?
Les barrages géants comme ceux sur le Mékong comportent de nombreux dangers et menacent la biodiversité fluviale, mais on ne peut oublier leurs avantages au niveau climatique et énergétique ainsi que leur rôle dans le contrôle du débit du fleuve. Outre la production d’électricité verte, les barrages sont aussi un système de gestion de l'eau qui protège les activités humaines en aval, soit contre les inondations, soit contre les sécheresses, ainsi que pour garder cette voie commerçante praticable tout au long de l'année.
Par ailleurs, ils ne sont pas les seules causes du déséquilibre écologique dans la région, le changement climatique en est une autre, or on en parle beaucoup moins. Selon la Commission du fleuve Mékong (MRC), les précipitations de janvier à octobre 2020 ont diminué d’un quart par rapport à l’année 2019, et de plus d’un tiers cette année, par rapport à 2018. Une étude canadienne affirme que « l’un des principaux facteurs de l’évolution du Mékong n’est pas les efforts de développement hydro-électrique, mais les changements climatiques. Il est également important de mentionner que l’impact des barrages chinois sur le débit est d’autant plus faible au fur et à mesure qu’on progresse vers l’aval, tout d’abord parce que de nouveaux tributaires viennent alors se jeter dans le Mékong, apportant leur propre contribution à ce débit et venant éventuellement compenser dans une certaine mesure le déficit. »22
Certains articles nuancent donc et mentionnent le changement climatique comme vecteur des variations de débit du Mékong : « Conséquence de la faiblesse du débit du fleuve liée aux barrages en amont et du changement climatique, le lac Tonlé Sap, au Cambodge, est à sec pour la deuxième année consécutive ».23 Le dérèglement du climat affecte les populations, la biodiversité et les ressources naturelles du Grand Mékong. Les effets en cascade (une pénurie d’eau provoquerait une baisse des rendements et ainsi de l’insécurité alimentaire, du chômage et de la pauvreté) sont à prévoir et à prévenir. L’exposition aux événements extrêmes (tempêtes) et la faible capacité d’adaptation rendent la région extrêmement vulnérables au changement climatique.
Par ailleurs, la croissance démographique, des politiques économiques néfastes et la mauvaise utilisation des sols renforcent la déforestation et la perte de biodiversité dans la région du Grand Mékong. La superficie forestière a chuté de plus de 55% dans les années 1970 pour atteindre 34% aujourd'hui. En plus de détruire les habitats indispensables à la survie des espèces fauniques et floristiques, la déforestation affaiblit la capacité d’adaptation de la région aux conséquences du dérèglement climatique.
Pour la Chine, il est important que le bas Mékong reste une voie navigable, elle n'a aucun intérêt à ce que le fleuve s'assèche puisqu'il représente une ouverture commercial vers les pays du sud et du sud-est. Avant la sécheresse de 2019, la Chine partageait ses informations sur le débit d’eau uniquement pendant la saison des pluies, de juin à octobre, tel que le souhaitait la MRC : lorsque le fleuve et ses affluents gonflent et contribuent aux inondations annuelles dont dépendent les agriculteurs. Mais en août 2020, suite à la grande sécheresse de 2019, la Chine a répondu aux appels de ses voisins du sud, elle a décidé de délivrer ses données sur le débit du fleuve couvrant la saison sèche, ceci pour éviter les catastrophes, tant sur le plan humain que sur le plan écologique.24
Réduire la cause de l'assèchement et des déséquilibres écologiques du Mékong aux seuls barrages chinois est une imposture médiatique, une de plus parmi les nombreuses impostures sinophobes qui circulent chez nous actuellement.
Notes :
1 https://www.thailande-fr.com/politique/109290-la-baisse-du-niveau-du-mekong-exaspere-les-pays-en-aval-de-la-chine">https://www.thailande-fr.com/politique/109290-la-baisse-du-niveau-du-mekong-exaspere-les-pays-en-aval-de-la-chine
2 https://www.wwf.fr/espaces-prioritaires/bassin-du-mekong
3 https://journals.openedition.org/vertigo/3715?lang=en#tocto2n3
4 https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/energie-renouvelable-barrages-sont-leurs-avantages-leurs-inconvenients-910/
5 Lire le traité fondateur de la MRC: http://www.mrcmekong.org/assets/Publications/policies/agreement-Apr95.pdf
6 Triangle de développement Cambodge - Laos - Vietnam (CLV), la Coopération Cambodge - Laos - Myanmar - Vietnam (CLMV), la Stratégie de coopération économique Ayeyawady - Chao Phraya - Mékong (ACMECS) qui réunit la Thaïlande, le Myanmar, le Cambodge, le Laos et le Vietnam
7 https://www.initiativesfleuves.org/wp-content/uploads/2019/07/Fiches-synoptiques-MEKONG.pdf
8 https://www.geo.fr/environnement/laos-nouveau-barrage-sur-le-mekong-malgre-les-critiques-200646
9 https://www.mrcmekong.org/news-and-events/news/laos-to-undertake-prior-consultation-for-sanakham-hydropower-project/
10 https://www.thailande-fr.com/economie/108899-la-thailande-soppose-a-la-construction-dun-nouveau-barrage-sur-le-mekong
11 https://www.geo.fr/environnement/laos-nouveau-barrage-sur-le-mekong-malgre-les-critiques-200646
12 https://cqegheiulaval.com/la-politique-hydroelectrique-unilaterale-du-laos-marque-t-elle-la-fin-de-la-commission-du-mekong-et-des-ambitions-de-cooperation-regionale/
13 https://www.monde-diplomatique.fr/2021/01/BULARD/62631
14 https://fr.wikipedia.org/wiki/Barrages_chinois_sur_le_M%C3%A9kong#cite_ref-Le_point_de_vue_chinois_sur_les_enjeux_des_barrages_chinois_sur_le_M%C3%A9kong_1-0
15 Xiaoshu = en moindre nombre , mingzu = population ; "xiaoshu mingzu" = groupes ethniques minoritaires
16 YEUNG Y., SHEN J., 2008
17 BURNET M.-C. et al, 2011, Gestion des Fleuves Dans la Stratégie d'Expansion Régionale de la Chine, op.cit., p.83.
18 https://journals.openedition.org/espacepolitique/3168
19 https://www.initiativesfleuves.org/wp-content/uploads/2019/07/Fiches-synoptiques-MEKONG.pdf
20 https://news.cgtn.com/news/2020-01-21/Xi-Jinping-urges-Yunnan-to-further-open-up-to-regional-connectivity-Nr1WdCwkF2/index.html
21 https://www.courrierinternational.com/grand-format/cartographie-avec-les-nouvelles-routes-de-la-soie-la-chine-tisse-une-toile-mondial
22 https://www.lopinion.fr/edition/international/comment-mekong-devient-source-conflit-entre-chine-etats-unis-223228
23 https://fr.wikipedia.org/wiki/Mekong_River_Commission#Relations_avec_la_R%C3%A9publique_populaire_de_Chine_et_la_Birmanie
24 https://www.journaldemontreal.com/2020/06/16/la-chine-accusee-davoir-exacerbe-la-secheresse-du-mekong-appelee-a-plus-de-transparence
25 https://www.thailande-fr.com/politique/109290-la-baisse-du-niveau-du-mekong-exaspere-les-pays-en-aval-de-la-chine
26 https://www.nouvelles-du-monde.com/le-laos-avance-avec-4-autres-barrages-sur-le-mekong-dans-un-contexte-de-secheresse/
27 https://www.youtube.com/watch?v=HbQDhapWy1E
28 https://journals.openedition.org/espacepolitique/3168
29 https://www.lopinion.fr/edition/international/comment-mekong-devient-source-conflit-entre-chine-etats-unis-223228
30 https://www.thailande-fr.com/politique/109290-la-baisse-du-niveau-du-mekong-exaspere-les-pays-en-aval-de-la-chine