La langue-pensée bio-organique de la Chine
par Elisabeth Martens, le 24 juillet 2020
« Écologie » se dit « sheng tai, 生态 » en chinois, ce qui se traduit littéralement par « attitude vis-à-vis du vivant », un mot qui s'est récemment introduit dans le vocabulaire courant et qui rappelle aux populations chinoises leur tradition agraire, leurs techniques millénaires respectueuses de l’environnement naturel et social, leur lien ancestral à la nature et le caractère organique de leur pensée.
Si dans l'Histoire de la Chine, l'agriculture a tenu une place primordiale, c'était pendant de longs millénaires en respect de ce que la terre pouvait offrir aux humains. Est-ce le saut démographique que le grand Empire des Qing a connu au 18ème et 19ème siècles, ou la révolution industrielle qui a touché la Chine de plein fouet au 20ème siècle, ou encore la folie meurtrière de la compétitivité capitaliste apparue avec le 21ème siècle, qui ont peu à peu amener les campagnes, les routes, les eaux, les villes à se couvrir de cendre et de houille ? Toujours est-il que les Chinois d'aujourd'hui, tant ceux du gouvernement que ceux de la rue, semblent de plus en plus conscients de l'impact de leur comportement sur la pollution ambiante et sur les changements climatiques. Nous n'aurons pas à nous étonner si, dans quelques années, la Chine s'affiche « numéro un » des technologies vertes.
Bien qu'en « rurbanisation » galopante, les campagnes et « petites villes » chinoises (à partir de 2 millions d'habitants) voient fleurir d'étranges constructions aux allures futuristes. Telle la tour MiYi ou « l'arbre de lumière », au Sichuan, destinée à abriter des bureaux et des espaces publics : elle s'approvisionnera en énergie grâce à ses « racines arborescentes » qui transformeront les vases toxiques de la rivière Anning qui, à moyen terme, devrait renouer avec son écosystème foisonnant ; ou la tour de la Rivière des Perles (près de Canton) qui utilise les vents du sud particulièrement puissants et les transforme en énergie pour son système de chauffage, de climatisation et de ventilation ; ou le premier bâtiment public à émission zéro à Dezhou en province du Shandong qui a été surnommé « la plate-forme du soleil et de la lube » (RiYueTan) pour son architecture rayonnante qui s'est entièrement couverte de panneaux solaires. Beaucoup d'autres exemples encore montrent la volonté de la Chine de s'insérer dans le renouveau écologique qui se dessine au niveau planétaire.
Les mesures, parfois drastiques, pour redresser la barre au niveau écologique s'enracinent dans la langue-pensée bio-organique de la Chine. Elles n'auraient sans doute pas pu être mises en œuvre sans la tradition de l'hybride à laquelle se rallient volontiers les pointures du gouvernement chinois : le vert écologiste se mêle sans complexe au rouge du socialisme et au bleu du libéralisme, donnant aux directives de préservation de l'environnement un pouvoir d'action ultra rapide et des moyens financiers gigantesques. Le dragon, joyeux assemblage de neuf animaux1, est le prototype de l'hybride chinois, il semble qu'il puisse encore compter sur une longue vie !
Là où l'on n'est pas « en soi », on peut être ceci et cela à la fois, on se donne la possibilité de la polyvalence, de la multifonctionnalité. Le vide ontologique de la langue-pensée chinoise reflète à merveille que les "choses à penser" n'ont, en Chine, pas de nature propre, elles n'ont pas de "en-soi", et pour cause: les "10.000 choses, wan wu, 万物", c'est-à-dire tout ce qui existe dans l'univers visible et invisible, sont en continuelle transformation. Les "10.000 choses" ne "sont" pas, elles passent: elles naissent, s'épanouissent, meurent et se tranforment en donnant lieu à un nouveau processus qui lui aussi s'en vient, passe, s'en va.
Comment formuler notre pensée au moyen d'une langue qui ne connaît pas le verbe "être"? C'est pourtant le cas de la langue chinoise: le verbe "être" n'apparaît pas dans sa langue classique2, alors que ce même verbe fut le socle de notre philosophie occidentale. Grâce à leur langue, les Chinois échappent d'emblée à la fixité, ils se meuvent dans une dynamique de vie en renouvellement continu. Langue qui ne conjugue ni ne décline, le chinois incite ses hôtes au mouvement: là où nous utilisons trois verbes conjugués pour dire un déplacement, la langue chinoise pourra en utiliser cinq, six, voire sept pour décrire le même mouvement.
Passant, les "10.000 choses" acquièrent une nature, toute transitoire fut-elle, grâce à leur fonction, c'est dire grâce à la relation que chaque chose entretient avec ce qui l'entoure. Ainsi un balai n'est qu'un manche en bois de frêne auquel sont attachées quelque brindilles de saules, mais dès qu'il exerce sa fonction de balayage, sa nature se révèle. De même, les mots en chinois: ils jouissent d'un spectre sémantique relativement large (allant jusqu'à une vingtaine de significations différentes pour un seul caractère), et c'est en fonction du contexte de la phrase qu'ils revêtent l'une de leurs valeurs sémantiques.
Ne pourrait-on penser que cette caractéristique linguistique ait amené Confucius sur la voie du "ren, 仁", l'idée que l'être humain ne devient humain qu'en relation avec ceux qui l'entoure? Mais le "ren" confucéen exprime plus que le simple devenir relationnel de l'être humain : dans l'écriture du caractère "ren, 仁", on décèle l'être humain en situation active (module de gauche) et le chiffre "deux" (module de droite), indiquant par là que l'être humain, comme toutes les autres « 10 .000 choses », évolue grâce aux contradictions qui l'habitent. "Sans contradiction, pas d'évolution", écrivait Mao qui connaissait bien ses Classiques. La dynamique du vivant elle-même est mise en oeuvre grâce aux contradictions: quantum-masse, électron-proton, interne-externe, mâle-femelle, etc. Tout ce qui évolue est mis en mouvement grâce à des opposés-complémentaires.
Ces opposés-complémentaires sont présents dans le vocabulaire chinois, le mot "yi, 易" par exemple signifie aussi bien "transformation" que "durabilité"... Contradictoire, dites-vous? Bien sûr... mais comment rendre une situation durable si ce n'est en la transformant? Les relations de couple en sont de beaux cas d'école! Où l'on remarque que la langue chinoise reflète l'ambivalence présente dans la pensée archaïque de l'humanité, langue-pensée proche de l'inconscient de l'humanité, langue-pensée proche du vivant "tel quel", "ziran, 自然 "exempt de conscience, langue-pensée qui nous renvoie aux sources de l'humanité parlante, voyage neuronal redynamisant s'il en fut!
Absence de la perception ontologique, importance du contexte et de la mise en relation, omniprésence de la dialectique du vivant, sont des caractéristiques qui ont construit la langue chinoise et que l'on retrouve dans le « penser chinois ». Cependant, langue et pensée ne se sont-elles pas développées de cette manière parce que les populations anciennes, installées dans des conditions relativement acceuillantes (rives des deux grands fleuves, Jaune et Bleu), ont pu s'asseoir et observer comment les choses s'agençaient autour d'elles, quelles étaient les relations entre la terre, la saison, les pluies, les graminées, les fruits...?
A bien y réfléchir, n'est-il pas sidérant que certains peuples aient pu penser le verbe "être"?... Fallait-il qu'ils soient déstabilisés par les colères climatiques, privés de ressources, affamés, assoiffés, pétris d'angoisse pour se conforter avec du stable, de l'immuable, de l'Eternel... et pour s'arroguer ainsi le droit d'intervenir dans le chahut évolutif dans le seul espoir de le maîtriser. Observant le vivant, il apparaît cependant que c'est en épousant ses formes et sa dynamique que notre efficacité est optimisée.
Notes :
1 une tête de chameau, des cornes de cerf, des yeux de démon, des oreilles de buffle, une nuque de serpent, un ventre de grenouille, des pattes de tigre, des serres d'aigle, des écailles de poisson
2 Cela n'est plus le cas dans la langue chinoise moderne, bien que le verbe "être" y tienne une place beaucoup moins importante que dans nos langues occidentales