Trente mille cochons sous un même toit, des méga-élevages controversés

par Élisabeth Martens, le 2 novembre 2020

Le 25/10/2020, le supplément LéNA du quotidien belge Le Soir a publié une interview d’Eric Orsenna réalisée pour la Tribune de Genève à propos de son dernier livre « Cochons. Voyage au pays du Vivant ». Mais pour quelle raison ce « bon petit soldat » de l'Académie française se croit-il obligé de fustiger la Chine pour la construction de porcheries géantes? Veut-il recevoir les bonnes grâces de la déesse Gaia ? Non, Orsenna comme de nombreux intellectuels, universitaires et experts occidentaux, s'aligne à l'air du temps qui veut que tout ce qui, aujourd'hui, est issu de la Chine est automatiquement stigmatisé. On baigne dans un « China bashing » qui cadre avec la déroute de l'Occident face à sa faillite généralisée.

Dans la tradition chinoise, l'offrande minimale faite aux ancêtres était une demi tête de cochon. Il fallait donc qu'il y ait toujours au moins un cochon sous le toit de la maison, ce qui a déterminé la manière d'écrire le caractère « jia, 家 » désignant « famille, foyer, maison » : on y voit un cochon sous un toit. Par ailleurs, le cochon assurait la subsistance de la famille en cas de famine, ce qui est confirmé par le dicton : « le maître d'école ne quitte pas plus ses livres que l'homme pauvre ne quitte son cochon ». En Chine, le lien entre l'être humain et le cochon date du néolithique (7000-5000 AC), une époque où l'économie de prédation a basculé vers une économie de production agricole basée principalement sur le millet, le poulet... et le porc.

 

 une tête de porc coupée en deux dans le plan médian sèche au soleil

Depuis le début de notre ère, l'agriculture chinoise est pénalisée par le peu de terres arables dont dispose le pays : seulement 7% de la superficie cultivable mondiale, alors qu'elle doit nourrir 25 % de la population mondiale. Outre ce handicap qui l'a poursuivi pendant de longs siècles, l'agriculture chinoise est aussi caractérisée par son morcellement : 200 millions de foyers exploitent chacun, en moyenne, une superficie d'à peine 65 ares. A titre de comparaison, un terrain de football fait 74,1 ares.

Cependant, selon les estimations de l'Organisation de Coopération et de développement économique, le secteur agricole représente encore actuellement 15 % du PIB et assure 40 % de l'ensemble des emplois (à la fin des années 1970, cette portion s'élevait à 71 %). Aujourd'hui, la Chine reste le pays au monde qui compte de loin le plus grand nombre d'exploitations familiales produisant de manière durable du riz, des légumes et du petit bétail, porcs et poulets principalement.

Dans le cadre d'un effort de 30 ans visant à moderniser son secteur agricole et à créer de la richesse dans les zones rurales, la Chine a récemment donné le feu vert pour l'établissement de méga-élevages sur son territoire. Ces élevages font monter aux créneaux nos associations de défense et de protection des animaux et autres écolos qui, réagissant avec leur émotion, sortent le problème de leur contexte.

Dans le nord de la Chine, ce sont des élevages de bovins qui ont la cote avec, par exemple, la "mega farm de Mudanjiang" située dans le Heilongjiang à la frontière avec la Russie. Cette exploitation qui s'étend sur 9.100.000 hectares compte 100.000 vaches et produit 800 millions de litres de lait par an1, un record pour un pays qui, jusqu'à il y a peu, ne buvait pas de lait et ne comptait que très peu d'exploitations de vaches laitières.

Dans le sud du pays, ce sont des porcs qu'on élève dans des sortes de HLM en béton. Sur la montagne Yaji, dans le Guanxi, se dresse la « Guifei Mountain Sow Farm », bien isolée de la petite ville située en contrebas dans la vallée . Cette méga-ferme exploitée par la « Guanxi Yangxiang co. » abrite 30 000 truies sur un site de 11 hectares. Elle compte plusieurs bâtiments de 7 à 13 étages qui, chacun, enregistre un millier de truies. L'exploitation produit jusqu'à 840 000 porcelets par an, ce qui en fait le plus grand élevage de porc au monde.2

 

 des porcelets prennent l'ascenseur à la Guifei Mountain Sow Farm

Ce n'est certainement pas une production de viande porcine au label « bio », et ce genre de procédés ne nous est pas spécialement sympathique. Cependant, on voit mal comment un pays aussi gigantesque et aussi peuplé que la Chine pourrait assurer le contrôle et le suivi sanitaire de centaines de millions de petits élevages « bio » avec des porcs heureux pouvant gambader librement dans la nature. Ce type de production familiale, artisanale et locale, ne s'avère ni suffisamment productif, ni suffisamment contrôlable d'un point de vue sanitaire. C'est ainsi que la tuberculose est réapparue en Chine à cause de lait contaminé.

Le gouvernement ne badine pas avec les épidémies. Après celle du SRAS en 2003, il a accru ses engagements pour traiter les problèmes de santé publique. Parmi différentes mesures, les subventions pour la santé publique ont grimpé en flèche et les lois qui concernent le contrôle des maladies contagieuses ont été révisées. Dans les années 2010, le gouvernement a également instauré le plus grand système de rapport de maladies par internet au monde et a engagé un programme pour reconstruire les installations de santé publique locales et nationales, ce qui s'est avéré salvateur lors de la pandémie du Covid-19.

La peste porcine, bénigne pour l'homme, mais très contagieuse et mortelle à 90% pour les porcs, est due à un virus pour lequel il n’existe aucun traitement ni vaccin. L'épidémie de 2019 fut fort difficile à enrayer et a inquiété quasi tous les pays du monde en raison des lourdes conséquences économiques. La Chine a pris des mesures drastiques pour s’en prémunir et s’en débarrasser. En 2019, le gouvernement n'a pas hésité à employer les grands moyens avec des abattages préventifs massifs. La Chine s'est résignée à éliminer 350 millions de porcs, soit le quart de la totalité des cochons de la planète.3 Le prix du porc a augmenté de 159 % sur un an et le gouvernement chinois a dû puiser dans ses réserves stratégiques tout en appelant la population à « moins manger de viande ».

Le risque de maladies endémiques est un problème omniprésent dans le secteur de l'élevage en Chine et il est évidemment plus élevé lorsqu'un grand nombre d'animaux sont réunis sous un même toit. C'est pourquoi le gouvernement a contraint les méga-élevages de porcins et de bovins à des règles sanitaires extrêmes et à des contrôles réguliers.

Javier Lorente Martín, ingénieur agronome spécialisé en production animale muni d'un Master en santé et production porcine, fut autorisé à visiter la « Guifei Mountain Sow Farm » et son élevage de 30 000 truies. Il a rencontré les responsables et les employés de la méga-ferme. Sans sentimentalisme, il raconte en détail les multiples étapes de désinfections auxquelles il a été soumis avant de pénétrer sur le lieu de résidence des truies, puis les conditions dans lesquelles les animaux sont élevés, engraissés et abattus pour la consommation.4

 

 trajectoire du stérilisé à l'usagé sur le site de la Guifei Mountain Sow Farm

 

Tout en déplorant l'augmentation du coût des installations qu'ont entraînée les normes sanitaires extrêmes, Xu Jiajing, directeur de la Guifei Mountain Sow Farm, a déclaré que son entreprise réduisait le risque de maladie en gérant chaque étage séparément, le personnel travaillant au même étage tous les jours. Les nouvelles truies sont introduites dans un bâtiment au dernier étage, puis sont déplacées par ascenseur vers un niveau assigné, où elles restent. Le système de ventilation est conçu pour empêcher l'air de circuler entre les étages ou vers d'autres bâtiments. L'air entre par des canaux au sol et passe par des conduits de ventilation à chaque niveau. Ces conduits sont reliés à un système d'aspiration central disposé sur le toit, avec de puissants ventilateurs d'extraction qui aspirent l'air à travers des filtres et le poussent hors de cheminées de 15 mètres de haut. Une usine de traitement des déchets située sur le mont Yaji transforme le fumier du site. Après traitement, le liquide est pulvérisé sur la forêt environnante, et les solides sont vendus aux fermes voisines comme engrais organique. « Nous avons besoin de temps pour voir si ce modèle est réaliste », a déclaré un responsable de la société de gestion agricole. Il semblait dubitatif et a ajouté qu'il n'encouragerait pas ses clients à opter pour de tels « hôtels pour porcs ». « Il y aura beaucoup d'idées nouvelles et concurrentes sur la façon d'élever des porcs en Chine », a-t-il dit, « y compris des fermes de grande hauteur. Finalement, un modèle approprié va émerger ».5 Bel exemple d'un fonctionnement à la chinoise : on avance par essais et erreurs en s'appuyant sur l'expérimentation et l’observation, ne retenant que le valide. « Est valable ce qui fonctionne », dit-on en chinois.

Malgré des coûts de construction et de maintenance élevés, de plus en plus d'élevages porcins expérimentent ce type de bâtiments en hauteur. « Il y a de grands avantages à construire une tour », a expliqué Xu Jiajing, directeur de l'exploitation Yangxiang, « cela permet d'économiser de l'énergie et des ressources. La superficie des terres n'est pas très grande, mais vous pouvez élever beaucoup de porcs. »

 

 les bâtiments à 9 étages de la Guifei Mountain Sow Farm

Le succès des grandes exploitations porcines en Chine pourrait avoir des répercussions dans toute l'Asie où la population est dense et les terres rares. Les fournisseurs d'équipements spécialisés se frottent les mains eux aussi. « Nous constatons une demande croissante pour des bâtiments à deux ou trois niveaux », a déclaré Peter van Issum, directeur général de Microfan, un fournisseur néerlandais qui a conçu le système de ventilation par la Yangxiang co.

Des élevages de porcs de deux ou trois étages ont aussi été testés en Europe. Certaines sont toujours en activité, d'autres ont été abandonnées, mais peu de nouvelles fermes de ce type ont été construites ces dernières années, en raison de difficultés de gestion, mais surtout en raison de la résistance du public aux grandes exploitations intensives. « Elles ont suscité des inquiétudes quant à la diminution des soins prodigués aux porcs », a déclaré Irène Camerlink, une experte du bien-être animal à l'université de médecine vétérinaire de Vienne qui a travaillé avec des fermes chinoises.

La Chine est confrontée à de nombreux problèmes nouveaux dans les secteurs agricole et sanitaire. Elle fait certainement des erreurs de parcours qui ne sont ni à nier ni à dissimuler. L'avenir nous dira si les HLM pour porcs font partie de ce lot de « faux pas ». Mais une chose est sûre : ni l'Europe, ni les États-Unis n'ont de leçons à donner à la Chine en matière de méga-élevages ou de santé publique.

 

Notes :

1 http://www.agriavis.com/news-9678-la+chine+construit+la+plus+grande+ferme+du+monde%25E2%2580%25A6+91+millions+d%25E2%2580%2599hectares+.html

2 https://www.pri.org/stories/2018-05-11/seven-stories-sows-inside-chinas-high-rise-hog-farms

3 https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/animaux-epidemie-peste-porcine-continue-etendre-faut-il-inquieter-78130/.

4https://www.3trois3.com/articles/yangxiang-lelevage-a-9-etages_14038/

5 https://www.pri.org/stories/2018-05-11/seven-stories-sows-inside-chinas-high-rise-hog-farms