Crédit social et civilisation écologique

par Elisabeth Martens, le 6 juillet 2023

Personne ne nie les dangers posés par les technologies numériques. Or nous sommes dans un moment où la juste compréhension d’un système complexe est cruciale pour guider nos réflexions sur ces technologies. À travers le « système de crédit social » (SCS) mis en place par le gouvernement chinois, c’est la question de l’informatisation de la bureaucratie chinoise qui est posée. Plus largement, la question du traitement des données et de leur usage dans la société chinoise contemporaine qui, comme sujet de libertés publiques et individuelles, ne peut se construire sur des « fake news ». Et si le SCS pouvait soutenir la Chine dans la construction d'une « civilisation écologique » ? Et si les Chinois étaient finalement beaucoup plus heureux que nous ?

 

 

D'après le documentaire « Ma femme a du crédit » de Sébastien Le Belzic qui a fait le buzz sur nos écrans en 2022, le Parti Communiste chinois a imposé un système de notation des citoyens en fonction de leur comportement : c'est le fameux « système de crédit social » (SCS, (en chinois : 社会信用体系 ; pinyin : shèhuì xìnyòng tǐxì). Dans le documentaire, on voit Lulu, l'épouse du réalisateur qui, à peine sortie du lit, vérifie son "score": le chiffre 752 apparaît sur l’écran. Aucune explication n'est donnée quant à la nature de ce score... or il ne s'agit de rien d'autre qu'une carte de fidélité accumulant les points de la cliente Lulu chez Ant Group (lié à Alibaba), de la même manière que notre de carte de fidélité chez Colruyt accumule des points pour des achats dépassant un certain montant. Rien à voir donc avec le SCS.

Le « système de crédit social » (SCS) est un outil bureaucratique mis en place par le gouvernement chinois qui concerne plus les entreprises que les individus. Ces derniers ne représentent que 0,2 % des entités sanctionnées, les sanctions les plus sévères étant réservées aux personnes qui refusent de rembourser leurs dettes tout en ayant la capacité de le faire. Même cela reste encore à nuancer : l’inscription sur la « liste noire » ne s’effectue qu’après trois rappels à l'ordre. Il y a aussi des sanctions moindres, par exemple pour un citoyen qui, à répétition, refuse de trier ses déchets à recycler. Il accumule alors des points négatifs et, à la longue, il peut être considéré comme moins solvable par les banques.

Mais personne ne se voit interdire l’accès à un hôpital pour avoir traversé au feu rouge, personne ne se voit refuser l'achat d'un ticket de train pour n'avoir pas jeté sa canette dans la bonne poubelle. Faire croire que chaque citoyen chinois perd des points pour ce genre de "délits" est tout bonnement faux. Faire croire que toute la Chine est traumatisée par l’œil de Big Brother est risible, 99% des Chinois se désintéresse totalement du SCS et se dit « heureux de son sort », tel que le confirme un sondage réalisé par Ipsos (société internationale de sondage d'opinion).

Le documentaire sus-mentionné table sur notre paresse mentale, sur notre avilissement aux médias, notre manque d'esprit critique. Nous savons pourtant que les médias mainstream sont à la solde du grand capital, qu'ils se doivent d'obéir à l'idéologie dictée par le néolibéralisme. Nous savons que les intox sur ce qui se passe dans nos pays européens sont monnaie courante, alors pourquoi croyons-nous si vite que ces mêmes médias disent la vérité sur d'autres pays ? Le documentaire de Le Belzic ne fait que confirmer les clichés d'une Chine devenue « totalitaire » où la « 5G, les Big data, les doubles digitaux forment une immense toile de la surveillance totale »... bref, il montre un scénario orwellien qui ne peut que nous horrifier dans la droite ligne de ce qui doit se dire et se faire actuellement par rapport à la Chine.

 

Mais alors à quoi sert le SCS mis en place par le PCC (Partie communiste chinois) ?

 

Le SCS est une interface entre les systèmes juridique et réglementaire. En tant que tel, il sert deux fonctions principales : faciliter le partage de l’information entre les administrations, et mettre en place un mécanisme de récompenses et de sanctions. 73 % des documents liés au crédit social concernent les entreprises: licence, historique juridique, déclarations fiscales. Le SCS vise à évaluer et réglementer le comportement financier, social, moral et, éventuellement, politique des entreprises du pays, par un système de sanctions et de récompenses. Il permet de pénaliser une entreprise si elle est reconnue coupable par une administration compétente d’avoir enfreint les lois en vigueur. Elle est alors ajoutée sur une « liste noire » et se voit appliquer des sanctions correspondantes. Ces sanctions incluent le plus souvent des restrictions pour l’accès aux financements ou aux marchés publics.

 

 

C'est ainsi que le SCS est devenu un outil majeur de ce que Xi Jinping a nommé pompeusement la « construction d'une civilisation écologique ».

 

Le projet de croissance verte et transparente nécessite d’équiper l’ensemble du territoire d'outils numériques permettant de capter des données sur l’empreinte écologique des activités humaines et de les centraliser dans des plates-formes contrôlées par les autorités locales, puis centrales, d'où la construction de gigantesques centres de données dont le plus important en volume se situe sur le Haut Plateau tibétain, proche de Lhassa, climatisation oblige. L'effort de récolte de données qui probablement hérisse la majorité d'entre nous habituée à préserver notre vie privée, se fait dans un contexte très différent du nôtre : d'abord, la frontière entre vie privée et vie publique est relativement floue pour les Chinois, ensuite, le pays compte 1,4 milliards d'habitants. Shanghai compte plus d'habitants que toute la Belgique (14 millions pour 12 millions), et la densité de sa population est dix fois plus élevée qu'en Belgique (3600 habitants/km² pour 377 habitants/km²).

Par ailleurs, le SCS offre aux agences de surveillance nationales et locales la possibilité de renforcer leur capacité de contrôle : le public dont des lanceurs d'alerte peut dénoncer des industries polluantes, des usines outrepassant les normes environnementales, des comportements frauduleux, des entreprises et/ou des gouvernements locaux portant atteinte à l’environnement, etc. Des applications ont été mises en place à cet effet (par ex.l'application « Blue Map» installée par l'IPE, l'Institut des affaires publiques et environnementales).

 

 

Le SCS est mis au service de la « modernisation écologique » du pays par :

  • une standardisation de la fiabilité économique et sociale des entreprises
  • un contrôle des industries polluantes,
  • une évaluation continue de la quantité de ressources naturelles consommées par les activités économiques,
  • une appréciation des dommages environnementaux engendrés par le développement urbain et industriel,
  • une quantification de l’ensemble des activités humaines et de leurs impacts sur les ressources terrestres, forestières, minérales, énergétiques et hydriques du pays,
  • une amélioration de la capacité de l’État à anticiper, prévoir, prévenir et résoudre les problèmes, en particulier de nature environnementale, sociale, politique et économique,
  • la construction d'une culture de sincérité et de fiabilité et l'optimisation de la solvabilité du gouvernement grâce à un climat de confiance mutuelle entre les citoyens et l’État.

Pour atteindre le but que le pays s'est fixé - atteindre son pic d’émission autour de 2030, avec l’intention d’y parvenir avant, et la neutralité carbone en 2060 -, le gouvernement doit pouvoir compter sur le monde entrepreneurial et sur ses citoyens. Le SCS et les centres « big data » que cela exige sont un des outils qui peuvent s'avérer efficaces, en parallèle à beaucoup d'autres : multiplier les réserves naturelles et les zones de reboisement, favoriser les énergies vertes et les méthodes de recyclage, protéger les ressources en eau et la biodiversité, améliorer les conditions sociales, les soins de santé, l'éducation des citoyens, etc.

Le 14e plan quinquennal (2021-2025) a fixé la part des énergies non fossiles à 20% de son mix énergétique d’ici à 2025, et ambitionne de porter la puissance nucléaire en service à 70 GW la même année (pour 52 GW en 2022). À l’issue du sommet des leaders de la COP27, l’émissaire chinois pour le climat Xie Zhenhua a déclaré que « la détermination de la Chine à participer activement à la gouvernance climatique mondiale ne reculera pas ». Les engagements nationaux du gouvernement chinois pour respecter l’accord de Paris n’ont, en revanche, pas été revus à la hausse, et pour cause : Pékin est « coincé entre deux objectifs contradictoires : maintenir ses objectifs de décarbonations et sécuriser son approvisionnement en énergie », tel que le précise Li Shuo, expert climat à Greenpeace Asie.

Au lieu de considérer le SCS comme « l’œil de Big Brother », ne pouvons-nous le considérer comme un des outils développés par la Chine pour guider son vaisseau à travers les multiples contradictions qui le motorisent? Ou comme un outil de conscientisation tant du citoyen que des entreprises quant à la préciosité de l'environnement ? En tous cas, si vous demandez à un citoyen lambda si le SCS le dérange, il y a de grandes chances pour qu'il vous rit au nez. Comme l'indique le sondage de l'Ipsos, le Chinois moyen est plutôt satisfait de sa vie. Voici quelques critères de bonheur pour lui sont :

  • des liens familiaux et sociaux forts: la société chinoise est une société de relations interpersonnelles, et de bonnes relations interpersonnelles ont un grand impact sur le bonheur,
  • une confiance au système politique du pays: les Chinois se disent satisfaits des efforts déployés par le gouvernement pour bâtir une société modérément prospère et parvenir à une prospérité commune,
  • la sécurité publique: les grandes villes chinoises, dont Pékin et Shanghai, sont parmi les rares au monde où l’on peut se promener librement la nuit,
  • une réelle fierté par rapport au développement et à la prospérité du pays.

Je me permets une petite remarque personnelle pour terminer : à choisir, je serais plus à l'aise dans un pays qui puni un citoyen pour avoir laissé tomber un papier au sol que dans un pays où n'importe qui peut se promener avec une arme à feu sous le bras.

dans un parc de Xian
dans un parc de Xian

Sources :

https://www.cairn.info/revue-multitudes-2019-3-page-86.htm

https://www.jean-jaures.org/publication/la-strategie-de-la-chine-face-au-changement-climatique/

https://auvio.rtbf.be/emission/ma-femme-a-du-credit-20532

https://www.hicom-asia.com/fr/systeme-credit-social-chine/

http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement-2/sante-publique/424-credit-social-en-chine-cassons-les-mythes-orwelliens

https://www.world-nuclear.org/getmedia/9dafaf70-20c2-4c3f-ab80-f5024883d9da/World-Nuclear-Performance-Report-2022.pdf.aspx

http://www.tibetdoc.org/index.php/economie/secteur-tertiaire/596-un-data-center-geant-s-ouvre-a-lhassa