Comment la Chine protège ses zones humides
par Frédéric Lemaître pour Le Monde, le 10 novembre 2022
Pékin s’enorgueillit d’avoir créé ou restauré 800 000 hectares de zones humides, des espaces riches en biodiversité.
Zone humide du lac Chen
Depuis juillet, les employés de la réserve naturelle du lac Chen, à 90 kilomètres au sud-ouest de Wuhan (Hubei), n’ont plus vraiment besoin de jumelles pour observer les milliers d’oiseaux migrateurs qui, chaque automne, viennent de Russie et font une pause sur le chemin de l’Australie. Grâce à des dizaines de caméras et de micros installés dans cette zone humide protégée, les geeks de leur équipe leur permettent de tout contrôler à distance.
Au deuxième étage du petit bâtiment qui abrite leurs bureaux, les agents du parc disposent d’une immense baie vitrée avec une vue imprenable sur les 11 579 hectares de zones humides protégées qui s’étendent à leurs pieds. Mais c’est désormais sur des écrans de contrôle qu’ils étudient ce qui se passe dans ce delta formé par la confluence du fleuve Yangtsé et de la rivière Han. Un paysage de marais, d’étangs et de prairies qui s’étend à perte de vue et où ont été recensées 561 espèces d’animaux, dont 227 espèces d’oiseaux et 56 de
poissons.
Championne des « smart cities », les villes intelligentes, la Chine se lance dans la « smart nature ». Rien n’échappe à ces ornithologues 2.0. Le niveau et la qualité de l’eau, des sols, de l’air, la température mais aussi le nombre de volatiles par espèce et la position de chacun. Il suffit de zoomer sur l’un d’eux pour qu’apparaissent ses caractéristiques. Et de brancher le micro pour avoir le sentiment que la spatule blanche, le cormoran ou le bécasseau de l’Anadyr sont à vos côtés.
Mieux, comme les caméras observent également les touristes, les ornithologues peuvent leur dire en temps réel où ils sont autorisés à se déplacer, en fonction de la timidité des espèces présentes. « La priorité, c’est l’oiseau. Pas le touriste », explique Wen Zhuo, une des responsables de la réserve. « A cette échelle, je pense qu’il n’y a pas de système plus perfectionné dans le monde », estime Jim Harkness, un Américain spécialisé dans les programmes de préservation de la biodiversité à la National Geographic Society.
Ce logiciel n’est que la dernière étape de la transformation progressive de ce vaste marais qui n’a longtemps intéressé que les pêcheurs en une « zone humide d’importance internationale », fleuron de la « civilisation écologique » que prône le président chinois, Xi Jinping. Depuis 2019, le nombre d’oiseaux migrateurs y serait passé chaque automne de 30 000 à 85 000, avec la présence d’espèces rares comme le pélican dalmatien ou l’oie
bernache.
« Ville éponge » écologique
Pendant que les responsables de la réserve font visiter le site à des participants de la 14e conférence des parties à la convention de Ramsar sur la protection des zones humides, qui se tient du 5 au 13 novembre à Wuhan – et, par vidéo, à Genève – d’autres conférenciers arpentent les rives du Yangtsé dans Wuhan, cette mégapole de 11 millions d’habitants aussi vaste que la Corse.
Dans le quartier de Qingshan, plus de 7 kilomètres de quais naguère destinés au transbordement du sable et de matériaux pour une aciérie toute proche sont désormais reconvertis en « ville éponge » écologique. Sols perméables, espaces de loisirs, pistes cyclables, plantation d’arbres, aménagement d’une digue pour protéger cet espace de son environnement urbain... Wuhan a consacré pas moins de 300 millions d’euros à cet aménagement qui intègre le Yangtsé à la ville tout en protégeant celle-ci des crues du fleuve.
Manifestement, la population apprécie. Le week-end, on y croise des milliers de familles en goguette. La politique zéro Covid rendant tout déplacement aléatoire dans le pays, les Chinois qui en ont les moyens se précipitent depuis deux ans sur du matériel de camping dernier cri, généralement importé des Etats-Unis ou du Japon, et pique-niquent dans les parcs urbains comme s’ils étaient au fond des bois. Wuhan, la ville aux 160 lacs, offre des possibilités de
loisirs urbains infinies. L’aménagement des rives du Yangtsé, comme l’amélioration de la qualité de ses eaux, participent de cette réhabilitation des zones humides. Le renouveau du quartier de Qingshan n’est qu’un début. Trente kilomètres doivent être aménagés selon ce modèle d’ici à 2035.
Un enjeu politique Dans la réserve ornithologique comme à Wuhan, ces transformations ne se sont pas faites sans heurts. Abandon de la pisciculture polluante et démolition de maisons ouvrières ont créé des tensions. Comme toujours, les autorités ont usé d’un mélange d’autoritarisme et de subventions.
Mais Xi Jinping ayant fait de la « civilisation écologique » une des composantes
du « rêve chinois », les responsables locaux savent que leur carrière dépend en partie de leurs réalisations dans ce domaine. « La Chine a fait de la biodiversité et des zones humides un véritable enjeu politique » témoigne un diplomate occidental, qui requiert l’anonymat. Symboles de cet engagement, la Chine préside à la fois la COP14 de Wuhan mais aussi la COP15 sur la biodiversité qui se tiendra à Montréal en décembre. Xi Jinping a d’ailleurs prononcé – par vidéo – le discours d’ouverture de la COP14. « Je ne connais pas beaucoup de chefs d’Etat qui s’intéressent aux zones humides », note Jim Harkness.
Alors que de nombreux pays ne parviennent pas à protéger leurs zones humides comme ils s’y sont engagés au cours des précédentes COP de la convention de Ramser, la Chine a « créé et restauré » 800 000 hectares de zones humides en dix ans, portant leur superficie totale à 56,35 millions d’hectares, soit environ 10 % des zones humides mondiales. La Chine se targue même d’être le premier pays au monde à avoir réalisé trois recensements exhaustifs de ces zones. Celles-ci sont classées en 13 catégories, de la prairie humide (19 %) à la mangrove (0,05 %). Chaque année, la Chine publie un livre blanc sur le sujet. Elle a même mis en place le 1er juin 2022 sa première loi destinée à protéger celles-ci. « La Chine est l’un
des rares pays qui s’endette pour protéger sa biodiversité », reconnaît Amélie Aubert, responsable en Chine de l’Agence française de développement (AFD). Une structure qui a notamment financé la restauration du lac Hulong (Liaoning) redevenu un lieu d’accueil des grues de Sibérie.
« Huit réserves naturelles »
Cette reconquête des zones humides passe par une modification des comportements. Dans ce pays où la pêche à la dynamite a longtemps été en vigueur, les autorités locales tentent désormais de limiter les pratiques abusives. « Dans le Yangtsé, la pêche est interdite jusqu’en 2032, sauf certaines villes comme Wuhan qui tolèrent encore la pêche individuelle », témoigne Deng Xiaojun, une des trois salariés de la fondation Baiji conservation, dont l’objet est de protéger le marsouin du Yangtsé. Le nom de cette fondation ne doit rien au hasard : le baiji est un dauphin que l’on trouvait dans le Yangtsé mais qui a disparu depuis 2007.
« Selon le recensement que nous effectuons tous les cinq ans, il y avait 3 600 marsouins en 1991 et seulement 1 012 en 2017, en raison de la pêche, de la navigation, du bruit, des barrages et des prélèvements de sable », explique la chercheuse. « Nous attendons le résultat de 2022 mais nous espérons inverser la tendance. Nous avons créé huit réserves naturelles sur le fleuve et dans des estuaires où nous avons déplacé une centaine d’animaux pour les protéger », détaille-t-elle.
« Cela fait vingt-cinq ans que la Chine travaille sur la protection de ces espèces. Cette politique commence à porter ses fruits mais cela est compliqué car il y a toujours de la pêche illégale et le Yangsé est également très important pour l’économie des régions qu’il traverse », explique Agathe Serre, une scientifique française qui a consacré une thèse à ce sujet. Le China Daily rapporte d’ailleurs le 10 novembre les propos de Cao Wenxuan, biologiste de l’Académie des Sciences, pour qui « les effets de l’interdiction de la pêche sont loin d’être suffisants ». Il en veut pour preuve que des dizaines d’espèces de poissons ont été ajoutées en 2021 à la liste des espèces protégées.
De son côté, Agathe Serre qui travaille désormais sur le dauphin blanc, une espèce essentiellement présente en mer de Chine du Sud, constate que cette espèce jugée non pas « en danger » mais « vulnérable » y est, elle aussi, victime du développement économique. « Il y a des bateaux partout, de la pêche industrielle, des activités polluantes. Mais au moins la Chine finance les recherches sur la protection de ces espèces et a à cœur de ne pas voir disparaître d’autres espèces emblématiques », explique-t-elle.
Si le réchauffement climatique est un enjeu global, la biodiversité constitue également un élément important de la préservation du patrimoine national. Toute la communication faite autour de la protection du panda et d’autres animaux emblématiques le prouve. Une dimension qui n’a pas échappé à Xi Jinping, même si celui-ci est un ardent défenseur de la médecine traditionnelle chinoise, grande prédatrice par ailleurs de cette même biodiversité, de nombreux animaux sauvages étant braconnés pour alimenter cette pharmacopée.
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