Les nouvelles Routes de la Soie et les BRICS+
Partie 1 : L'Initiative Ceinture et Route (ICR)
par Elisabeth Martens, le 23 décembre 2024
Le développement fulgurant qu'a connu Urumuqi, la capitale du Xinjiang, durant la dernière décennie peut s'expliquer par le fait que la ville occupe un emplacement stratégique sur les nouvelles Routes de la Soie (ICR : « Initiative Ceinture et Route » ou BRI: « Belt and Road Initiative »). La quasi-totalité du musée de l'urbanisme de la ville est consacrée à l'ICR et ses liens avec les pays membres des BRICS+, ce projet économique gigantesque qui rassemble 46,6% de la population mondiale. C'est un long chapitre que j'ouvre ici, je l'ai divisé en six parties.
Expo au centre culturel d'Urumuqi
Les rares européens curieux de connaître la Chine dans ses aspects non viciés par nos médias et qui ont eu la chance de se rendre à Urumuqi n'ont certainement pas manqué de visiter le tout nouveau centre culturel. De loin, il ressemble à une cathédrale gothique dans un film de science fiction. La construction a une forme de lotus : cinq pavillons constituent les pétales entourant le cœur de la fleur, un cœur tubulaire métallisé qui s'élance vers le ciel. Les pavillons se déclinent en un théâtre, une salle de concert, une bibliothèque, un hall d'exposition et le musée de l'urbanisme de la ville d'Urumuqi, capitale de la Région autonome du Xinjiang. C'est dans ce dernier que nous pénétrons.
Ce qui saute aux yeux dès l'abord, c'est la modernité du lieu, la dynamique de l'exposition : trois étages de vidéos, graphiques, tableaux, cartes, maquettes, etc., le tout numérisé, domotisé, ultraconnecté. On reste pantois devant l'ampleur des efforts déployés pour mettre en valeur une ville qui, avec ses 3 millions d'habitants, reste de taille moyenne en Chine. C'est que la capitale du Xinjiang est en passe de devenir une ville-phare de l'Eurasie, un pont entre la Chine et l'Asie centrale, une voie ouverte vers l'ouest.
Centre culturel d'Urumuqi (à gauche) et hall d’entrée du musée de l'urbanisme (à droite) |
L'ICR, un projet multiforme
Nous avons déjà tous entendu parler de ce projet titanesque initié par Xi Jinping en 2013, un vaste réseau de corridors routiers, ferroviaires et maritimes installé par la Chine dans différents pays asiatiques, européens, africains et même latino-américains pour assurer la liaison entre la Chine et le reste du monde. La Chine a investi des milliards de dollars pour implanter des routes, des ports, des voies ferrées, des TGV qui assurent les flux de marchandises aussi bien par voies terrestres que par voies maritimes.1
Dans son versant maritime, ce réseau de routes commerciales inclut les espaces africains riverains de l’Océan indien. La Chine est ainsi devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, avec un volume d’échanges qui atteignait 208,7 milliards de dollars en 2019. Elle est aussi la principale détentrice (un tiers) de la dette extérieure africaine estimée à 365 milliards de dollars. Quasi tous les pays du continent africain ont signé des accords commerciaux avec la Chine et ont rejoint l'initiative des nouvelles Routes de la soie (ICR).
Bien que le discours officiel du partenariat soit du type « win-win », la relation sino-africaine est controversée chez nous où on désigne les ICR comme responsables de l’endettement des pays africains. Selon nos médias mainstream, il s'agirait d'une stratégie de la part de Pékin pour soumettre ces États par des chantages économiques, la Chine ne serait que le nouveau colonisateur de l'Afrique. De plus, les retombées en terme d'emplois seraient minimes par rapport aux besoins et le tissu commercial africain se détériorerait en raison de la masse de produits chinois que font venir les commerçants chinois. Tout cela engendrerait du ressentiment des Africains à l'égard des Chinois.
À l'opposé de ce discours occidental, la Chine prétend que les ICR sont une réponse en faveur d'une autre logique de développement, où les diktats de la FMI et des organes financiers néolibéraux qui ruinent l'Afrique depuis bientôt trois siècles ne sont plus aux commandes.
La Chine est toutefois consciente que le déséquilibre économique sino-africain menace les relations diplomatiques, ce à quoi elle répond par des avantages transfrontaliers. En décembre 2024, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Lin Jian, a déclaré : « Le président Xi Jinping a annoncé lors du sommet de Beijing du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) de cette année que la Chine accorderait à tous les pays les moins développés ayant des relations diplomatiques avec la Chine un traitement au tarif douanier zéro pour les lignes tarifaires à 100%. Cela permettra aux produits de qualité des pays africains d’accéder plus facilement et plus rapidement au grand marché chinois, de stimuler le développement industriel de l’Afrique, d’aider l’Afrique à améliorer l’emploi et d’accélérer la réduction de la pauvreté.2 »
Par ailleurs, l'Afrique sait que la Chine est le deuxième contributeur financier aux opérations de maintien de la paix et qu'elle ne cesse de développer la coopération sécuritaire avec ses partenaires africains.3
Un autre tracé maritime de l'initiative ICR rejoint la Méditerranée par la Grèce et l'Italie. Le premier port européen acheté par la Chine fut le port de Pirée en 2016, par la compagnie chinoise Cosco. En 2019, l’Italie fut le premier membre du G7 à prendre part à l'ICR ; trois ports proches de la zone industrielle du nord de l’Italie, La Spezia, Trieste et Gênes donnent à la Chine un accès exceptionnel au continent européen par la zone méditerranée.4
Pour atteindre l'Europe, les tracés terrestres des nouvelles Routes de la Soie (ICR) suivent d'assez près les anciennes, historiques. La route nord passe par la Russie, l'Ukraine, la Pologne. La route sud va vers l'Iran et la Turquie, partenaire majeur car elle est un pont stratégique entre l'Asie et l'Europe.
Le réchauffement de la planète a ouvert une nouvelle voie maritime pour atteindre l'Europe par le nord, la route arctique du détroit de Bering.
Vingt pays d'Amérique latine ont officiellement rejoint l'ICR en signant des accords bilatéraux avec la Chine. Le méga-port de Chancay au Pérou a été inauguré deux jours avant le sommet de l'APEC, en octobre 2024, en présence du président chinois. Cette infrastructure de 3,5 milliards de dollars est capable d’accueillir les plus gros cargos au monde qui transportent jusqu'à 24.000 conteneurs.
Chancay a l'ambition de devenir le Singapour de l'Amérique latine, mais aussi le premier port écologique et intelligent d'Amérique latine. Il appartient à 60% à Cosco shipping, le géant chinois du transport maritime déjà présent dans plus d'une trentaine de ports dans le monde. Ce nouveau corridor terre-mer entre l'Asie et l'Amérique latine peut assurer le transport du lithium péruvien nécessaire pour les batteries électriques dont la Chine est le premier producteur mondial.5
Les voies maritimes de l'ICR n'ont pas négligé les pays du sud-est asiatique : Vietnam, Malaisie, Indonésie, Sri Lanka, etc. Tous les pays membres de l'ASEAN (Association des Nations d'Asie du Sud-Est) participent à l'ICR. « La voie ferrée à grande vitesse Jakarta-Bandung a fait entrer l’Indonésie dans l’ère des trains à grande vitesse, et le chemin de fer Chine-Laos a permis au Laos de réaliser son rêve ferroviaire. Les projets de subsistance, tels que l’atelier Luban, les programmes sur la technologie du Juncao, la rénovation des systèmes de purification d’eau et les centrales solaires, ont considérablement amélioré le niveau de vie des populations locales. », a déclaré Li Jian, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois.
Le Pakistan est aussi un partenaire clé de la Chine dans les projets ICR avec le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC). L'Inde qui est longtemps restée à l'écart en raison de différends frontaliers avec la Chine a changé son fusil d'épaule depuis le sommet des BRICS à Kazan en Russie en octobre 2024 où eut lieu une réconciliation historique entre l'Inde et la Chine.
Le projet chinois de l'ICR est passé de l’expansion économique au développement durable tel qu'en témoigne, par exemple, le Plan d'action conjoint Chine-CELAC6 (Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes) pour 2022-2024.7 Récemment, un Secrétariat du Forum « la Ceinture et la Route » a été établi pour une coopération internationale avec plus de 30 plate-formes de coopération multilatérale dans les domaines de l’énergie, de la fiscalité et des secours en cas de catastrophe naturelle ont été mises en place par la Chine.8
En septembre 2024, Wang Yi, ministre chinois des Affaires étrangères, a déclaré qu’avec le plan dressé par le président Xi Jinping et les efforts concertés de toutes les parties impliquées dans l'ICR, un consensus international se dessine. La proposition chinoise d'une Initiative pour le développement mondial (IDM) est passée d’un simple concept de coopération à de véritables actions conjointes. Elle a permis d’apporter la force de la Chine dans la mise en œuvre du Programme de développement durable à l’horizon 2030 des Nations Unies.
Vers un basculement mondial
L'immense projet ICR mis en vedette au musée de l’urbanisme d'Urumuqi concerne actuellement 150 pays répartis sur les cinq continents. Si bien qu'on est en droit de se demander si la Ceinture et la Route n'en viendraient pas à étrangler la planète ? C'est faire peu de cas des discours de Xi Jinping qui, depuis les débuts du projet en 2013, ne cesse de répéter que, même s'il a été initié par la Chine, ses résultats sont et seront partagés par le monde entier. Le président chinois appelle à l'ouverture et au multilatéralisme, il appelle à construire un monde plus juste et parle d'une « communauté de destin » de l'humanité.
Apparemment, l'Occident fait la sourde oreille aux discours de Xi Jinping. Sommes-nous aveuglés par nos propres certitudes ? La Chine est régie par un système autoritaire, de contrôle de la population, elle bafoue les droits de l'homme et la liberté d'expression, son économie planifiée manque d'initiatives, etc. Avec de telles croyances, comment porter crédit aux discours du président chinois ?
Nous bouchant les oreilles, nous devenons hermétiques à la bascule qui en train de s'opérer au niveau mondial, une bascule vers un autre mode de fonctionnement. Certains le désignent déjà comme le « monde post-occident », un monde où la Chine aurait un rôle de rassembleur, de médiateur, d'initiateur. Toutefois, elle reste consciente que sans la coopération et le soutien des autres États signataires de l'ICR, mais aussi les États membres des BRICS+, elle ne saurait gagner la partie.
Le terme « BRIC » désigne quatre pays se regroupant à partir de 2009 : Brésil, Russie, Inde et Chine. En 2011, l'adhésion de l'Afrique du Sud donne naissance aux « BRICS ». En 2024, avec l'ajout de l'Égypte, des Émirats arabes unis, de l'Éthiopie, de l'Iran, le groupe devient les « BRICS+ ». Les dix pays des BRICS+ représentent près de la moitié de la population mondiale et 26 % du PIB mondial en valeur nominale contre 44 % pour les pays du G7.9
Les BRICS+ sont apparus au milieu d'une augmentation de l'activité diplomatique dans les pays en développement et ne peuvent être dissocié d'une dynamique plus large du Sud global. C'est en conjuguant les forces des pays de l'ICR et des BRICS+ qu'un équilibre structurel est maintenu au sein du Sud global.
La puissance montante du Sud global annonce un basculement mondial concrétisé par une série de rassemblements récents :
- en octobre à Xian, le second Forum International sur l'ICR où il fut confirmé que ce projet favorise une dynamique nouvelle au niveau international, un état d’esprit fondé sur le dialogue et le multilatéralisme. L'ICR démontre qu'il existe des alternatives crédibles pour l’humanité basées sur la non-interférence, la non-ingérence, la solidarité, le respect de l’indépendance et de la souveraineté.
- en octobre encore, à Lima, le sommet de l'APEC (Coopération économique pour l'Asie-Pacifique) où les États-Unis ont vu leur influence en Amérique latine reculer d'un grand pas avec le port de Chancay installé au Pérou par la Chine dans le cadre de l'ICR.- en novembre, à Kazan en Russie, le sommet des BRICS+ a réuni des dirigeants et des représentants de 36 pays. Cette réunion était la première du groupe élargi des BRICS qui, l'année dernière, a ajouté les Émirats arabes unis, l'Éthiopie, l'Égypte et l'Iran à la Russie, à la Chine, à l'Inde, au Brésil et à l'Afrique du Sud. Le sommet de Kazan a confirmé que les BRICS+ peuvent constituer un rempart face à la menace d'une troisième guerre mondiale, qu'ils constituent un pilier de la stabilité mondiale.- fin novembre à Moscou, à l’Université russe de l’amitié des peuples, s'est tenue la troisième conférence scientifique internationale pour le développement durable. Plus de 1500 participants de 63 pays ont participé dont des experts dans le domaine du développement durable, de l’environnement, du social et de la gouvernance d’entreprise, des représentants des plus grandes universités du monde, des organisations internationales et des autorités publiques.
- - le 19 novembre au 19ème sommet du G20 à Rio de Janeiro, le ministre indien des affaires étrangères confirme la réconciliation entre l'Inde et la Chine et déclare que les deux pays s'opposent à l’unilatéralisme et rejettent toutes alliances militaires (OTAN, QUAD, AUKUS). Wang Yi déclare : « La Chine et l'Inde adhèrent toutes deux à une politique étrangère non alignée et au multilatéralisme et soutiennent la démocratisation des relations internationales ».
Sources :
1 https://www.griffith.edu.au/__data/assets/pdf_file/0033/1910697/Nedopil-2024-China-Belt-Road-Initiative-Investment-report.pdf
2 https://www.fmprc.gov.cn/fra/xwfw/fyrth/lxjzzdh/202412/t20241208_11540620.html
3 https://www.ege.fr/infoguerre/les-routes-de-la-soie-en-afrique
4 https://market-insights.upply.com/fr/litalie-rejoint-la-nouvelle-route-de-la-soie-tracee-par-les-chinois
5 https://www.youtube.com/watch?v=ZdVD8Jk7C-s
6 https://www.fmprc.gov.cn/wjbxw_673019/202112/t20211207_10463447.shtml
7 https://www.iisd.org/fr/node/16855
8 https://www.fmprc.gov.cn/fra/xwfw/fyrth/lxjzzdh/202412/t20241208_11540620.html
9 https://fr.wikipedia.org/wiki/BRICS%2B
A lire aussi les autres parties de cet article :
Les nouvelles Routes de la Soie et les BRICS+ :
Partie 1 : L'Initiative Ceinture et Route (ICR)
Partie 2 : La Chine, porte-parole des BRICS+
Partie 3 : Les BRICS+, moteur de la croissance mondiale
Partie 4 : Des choix sociaux pour le G77+Chine et l'ONU
Partie 5 : Réactions sinophobes de l'Occident
Partie 6 : Pour sauver la planète, il faut d'abord sauver les gens
L'article complet au format PDF : Les nouvelles Routes de la Soie et les BRICS.pdf